Les jeunes Turcs qui occupent le parc Gezi sont-ils des citoyens européens modèles ?

Par Niccolo Milanese
Traduit par Audrey Ubertino

Les importantes manifestations en Turquie ces dernières semaines – déclenchées par le projet de construction d’un centre commercial à la place du parc Gezi et qui a dégénéré en expressions de mécontentement général contre le gouvernement autoritaire et en tentatives énergiques d’apaiser les contestations – ont sollicité les institutions européennes afin qu’elles donnent une réponse. Cette réponse a été ambiguë de la part du Haut représentant des Affaires étrangères qui a appelé à la « retenue des deux côtés » – c’est-à-dire à la fois du côté des manifestants et du côté du gouvernement – et elle a été bien plus forte de la part du Parlement européen qui a adopté une résolution commune à tous les partis, qui condamne « l’usage excessif et disproportionné de la force par la police turque en réponse au manifestations pacifiques et légitimes » et qui déplore l’attitude arrogante du Premier ministre turc Erdogan vis-à-vis des personnes en désaccord avec sa politique. Erdogan a, quant à lui, réagi avec colère à la résolution du Parlement européen en demandant « pour qui se prennent-ils ? ». Il convient de réexaminer les relations entre le peuple turc et « l’Europe » et, ainsi, de reconsidérer la signification de « citoyenneté européenne ». Sur la base de cette reconsidération, une réponse approfondie peut peut-être être donnée à Erdogan qui sera probablement pour lui plus troublante que ce à quoi il pourrait s’attendre.

Comme le soutient énergiquement le projet de recherche Enacting European Citizenship(Promulguer la citoyenneté européenne), mené par Engin Isin de l’Université ouverte, la « citoyenneté européenne » est trop fréquemment réduite à la « citoyenneté de l’Union européenne », qui est uniquement accordée aux citoyens des Etats-membres de l’Union européenne. Le militantisme actuel et passé des citoyens turcs peut servir à rappeler que la citoyenneté européenne – du point de vue de chaque citoyen – est le droit de revendiquer des droits grâce à un ensemble plus large d’institutions « européennes », dont le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’Homme, ainsi que l’invocation d’une série de valeurs et de droits « européens » qui sont incarnés dans l’idée de l’Union européenne et de ses institutions associées.

Comme Bahar Rumelili et Fuat Keyman le montrent dans leur étude de la citoyenneté européenne en Turquie, dans le cadre du même projet de recherche ENACT, les citoyens turcs ont, ces dernières années, exprimé des revendications en tant que citoyens européens à travers nombre de ces institutions et ont invoqué de nombreuses valeurs associées. Ils ont fait appel aux tribunaux européens ainsi qu’au Parlement européen, afin de revendiquer le droit à l’objection de conscience – reconnu dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, sauf en Turquie en Azerbaïdjan – par exemple. De la même façon, les organisations de jeunesse en Turquie prennent régulièrement part aux projets « Jeunesse en action », soutenus par l’Union européenne. Le programme de l’UE valorise explicitement « un sens de la citoyenneté active, la solidarité, la tolérance des jeunes Européens et le fait de leur faire jouer un rôle actif dans la création de l’avenir de l’Union » – et admet ainsi que les jeunes Turcs, malgré le fait qu’ils ne soient pas citoyens de l’UE, ont un rôle dans « la création de l’avenir de l’Union ». Une organisation de jeunesse turque siège au conseil consultatif du Conseil de l’Europe et, ainsi, a son mot à dire quant aux politiques concernant tous les pays du Conseil de l’Europe, du point de vue des jeunes. Les négociations d’adhésion sont une autre opportunité importante pour la société civile et les citoyens d’exprimer leurs exigences. Rumelili et Keyman donnent les exemples des organisations défendant l’égalité des sexes qui ont fait pression pour l’importance de la création d’une Commission pour l’égalité des chances dans ces négociations, et des citoyens kurdes qui ont fait de la question kurde une question essentielle des relations entre l’UE et la Turquie. Beaucoup d’autres exemples pourraient être donnés.

Agir comme un citoyen « européen » ne signifie pas accepter aveuglément les normes et les décisions « européennes » ou les institutions associées à l’Europe. L’exemple des jeunes Turcs faisant appel aux tribunaux européens, afin de revendiquer le droit à l’objection de conscience en est un bon exemple, ainsi que, peut-être, le fait de révéler quelque chose de profond sur les manifestations actuelles et la réaction qu’ils ont obtenue de la part de l’institution politique turque.

Selon certaines sources, il y aurait plus de 5000 cas d’objection de conscience en Turquie, bien qu’ils ne soient pas tous médiatisés. Les exemples donnés par Rumelili et Keyman sont de deux objecteurs de conscience de la fin des années 1990, Osman Murat Ülke et Halil Savda. Ülke a été appelé au bureau de conscription en 1995 et a déclaré son objection. En 1996, il a été accusé de « refroidir l’enthousiasme des citoyens pour le service militaire », selon l’article 318 de la loi anti-terroriste, et a passé 701 jours en prison. En 1997, il a fait une demande auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme, prétendant que les récentes évolutions en Europe ont montré que l’objection de conscience est un droit de l’Homme fondamental. Il a revendiqué ces droits en tant qu’Européen, basé sur ce qui se passe  pour les citoyens de l’Union européenne, sans être lui-même un citoyen de l’UE.

Dans un arrêt qui a fait date, la Cour a constaté que la Turquie enfreignait l’article 3 de la Charte européenne des droits de l’Homme, et a condamné l’état turc à verser 11 000 euros à Ülke. L’article 3 est un article sur les droits des personnes à ne jamais être sujettes à la torture ou à des traitements inhumains. La Cour a également constaté que l’état turc devait prendre de toute urgence des dispositions légales afin d’assurer le droit à l’objection de conscience, bien que rien n’ait été fait dans ce sens par la suite.

Ülke lui-même a critiqué la Cour pour ne pas s’être référée à l’article 9 de la Charte, qui concerne la liberté de croyance et de conscience. Ülke affirme que l’objection de conscience est une position éthique contre la structure militariste sur laquelle sont bâtis non seulement l’état turc mais tous les états-nations. Ce n’est donc pas une question de mauvais traitement par l’état sur un individu en particulier, mais plutôt une question liée à la structure de tous les états-nations.

Ülke a été soutenu dans ses arguments par un autre objecteur de conscience, Halil Savda, qui a refusé le service militaire en 2004, et qui a été emprisonné pendant 17 mois. En 2008, il a été déclaré « inapte au service militaire » par un conseil de la santé militaire, qui a basé son rapport sur son présumé « comportement antisocial, un manque de masculinité et d’identité turque ». Savda a critiqué l’UE et la Cour européenne des droits de l’Homme vis-à-vis de sa relation avec la Turquie sur cette question. Savda soutient que, si ces instances européennes étaient intéressées dans la promotion du droit à l’objection de conscience, la Turquie serait pénalisée non seulement pour avoir enfreint la loi contre la torture ou les mauvais traitements, mais également pour ne pas avoir garanti le respect du droit à l’objection de conscience pour des motifs religieux, philosophiques ou éthiques.

De plus, Savda a insisté, comme Ülke, sur le fait que le droit à l’objection de conscience est une exigence d’ordre ethnique qui demande une transformation de la base sur laquelle l’état-nation est bâti. Savda soutient que l’Europe a fait un pas dans cette direction en créant l’UE, mais qu’elle a refusé de remplir cet impératif éthique en permettant aux états-nations de conserver la prérogative de protéger les droits de l’Homme. A cet effet, Savda exprime une exigence relative au régime de citoyenneté de l’UE, ainsi qu’en ce qui concerne le régime de citoyenneté turc.

Bien que les manifestations actuelles au parc Gezi semblent plutôt éloignées de ces questions d’objection de conscience, ce contexte fournit un point de vue important qui permet de comprendre ces manifestations pacifiques de jeunes et la réaction violente de la police et de l’Etat

La constitution turque, adoptée en 1982, comprend toujours l’article 58 sur la « Protection de la jeunesse » :
L’État prend les mesures propres à assurer la formation et l’épanouissement des jeunes, dépositaires de notre indépendance et de notre République, à la lumière de la science positive, dans la ligne des principes et réformes d’Atatürk et à l’abri des idéologies ayant pour objectif d’attenter à l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de la nation.

Dans un pays où les écoliers apprennent toujours avec des manuels qui affirment que seuls « ceux qui ont réalisé leur service militaire peuvent devenir des citoyens pouvant contribuer à la vie sociale et être des membres précieux de la société », l’acte d’objection de conscience est perçu comme une « idée dont le but est la destruction de l’intégrité indivisible de l’Etat du point de vue de sont territoire et de la nation ». Les manifestations pacifiques au parc Gezi sont peut-être également perçues de cette manière par l’Etat : comme antiturque, antimilitariste et comme allant à l’encontre du rôle attribué à la « jeunesse » par la constitution. Cela explique peut-être aussi partiellement la façon dont Erdogan continue de qualifier les manifestations de conspiration étrangère, et a affirmé que beaucoup d’étrangers se trouvaient parmi les manifestants, ainsi que de qualifier les manifestants de voyous et d’antiturcs. Une allégeance générale à cette idée nationale de la Turquie, inscrite dans la constitution, peut expliquer pourquoi Erdogan parvient à engendrer le soutien du public avec de telles déclarations.

Si nous comprenons les exigences des manifestants de ce point de vue, l’Union européenne a effectivement un rôle important à jouer dans le maintien de sa vocation non-nationale de promouvoir « l’unité dans la diversité » et le respect des droits fondamentaux : en tant qu’acteur qui n’est pas basé sur l’état-nation ou sa logique. C’est de là que vient la « légitimité » unique de l’Union européenne et du Parlement européen de commenter et condamner ce qui se passe en Turquie. Il s’agit d’une légitimité morale qui devrait particulièrement ennuyer Erdogan et ses ambitions néo-ottomane.

De ce point de vue, nous pouvons également comprendre les manifestants exprimant eux-mêmes une exigence vis-à-vis de l’Europe, tout comme les objecteurs de conscience Savda et Ülke, de ne pas se dérober face aux conséquences de ses principes et d’exiger des changements concernant, de ce fait, la nature de l’état-nation, autant dans l’Union européenne qu’à l’extérieur. Certains des derniers appels pour donner un nouvel élan au processus d’adhésion comme une réponse à la crise en Turquie peuvent être vus dans cette perspective, bien que nous puissions également comprendre la réticence de beaucoup de jeunes Turcs à voir l’Union européenne dans sa phase actuelle – dominée telle qu’elle est par des forces conservatrices arrêtant l’émergence de politiques transnationales – comme une sorte de sauveur.

Peut-être alors que la solidarité importante des jeunes à travers l’Europe avec l’occupation de Gezi est le signe d’un mouvement de citoyens plus large, ayant des exigences auprès d’un grand nombre de gouvernements à plusieurs niveaux. Au moins une des choses que les citoyens font, paradoxalement, est de lancer un appel pour une Europe alternative, en exprimant leur soutien à l’occupation d’un parc à Istanbul.