La difficulté de raconter des histoires vraies au-delà des nations

Niccolo Milanese
Traduction : Pierre Leroy

Depuis six ans, Alternatives Européennes s’est appliquée à encourager et à explorer l’émergence d’une subjectivité politique au-delà de l’État nation, sur les bases de la démocratie, l’égalité et la culture. Nous sommes convaincus que pour créer une société au-delà du cadre de l’État nation qui nous conviendrait (car il existe un tas de sociétés au-delà de l’État nation possibles que nous ne trouvons pas adéquates), non seulement devons nous travailler sur des domaines thématiques, notamment la démocratie, la migration, les questions sociales, le féminisme, l’économie, etc., mais également faire appel à des personnes possédant des compétences et de l’expérience dans divers secteurs tels que les artistes, les philosophes, les avocats et les activistes. Nous pensons qu’il est essentiel de créer de nouveaux imaginaires, symboles et lexiques, d’étendre et d’améliorer les droits de chacun et de multiplier les institutions démocratiques pour entraîner l’émergence d’une nouvelle société.

 

Parmi les nombreuses campagnes menées par Alternatives Européennes ces dernières années, il n’est peut-être pas surprenant que celle sur le pluralisme et la liberté des médias soit devenue une campagne clef ; cette dernière vise à réunir un million de signatures et fait appel à la Commission européenne afin qu’elle légifère pour garantir le pluralisme des médias. Non seulement la situation en Europe s’est considérablement dégradée ces dernières années, mais à  Alternatives Européennes, nous considérons que la possibilité d’échanger librement des informations est une condition sine qua non à la formation d’une société au-delà de l’État nation. Les médias nationaux créent et recréent la nation tous les jours, ce qui signifie que l’alternative à l’État nation devra elle aussi être créée et recréée, et devra perpétuer la possibilité de reconstruction et de reformulation dans les médias transnationaux. Internet est évidemment une ressource fantastique pour ce partage et cet échange à venir, et nous devons lutter pour que ce dernier reste libre et non censuré, mais les médias «bien établis» et largement « nationaux » (qui sont bien sûr présents sur Internet également) fixent encore nettement les limites politiques du débat et ce même dans la majorité des pays de l’UE, ils s’opposent également violemment à l’émergence de médias alternatifs.
 

 

L’exposition “Comment raconter une histoire” d’Alternatives Européenne au « Depo » d’Istanbul (centre culturel et de débats, image sur la gauche), qui s’est achevée la semaine dernière, a pris comme point de départ ce défi précis de rechercher un nouveau lexique et des nouveaux registres symboliques avec lesquels les histoires de chacun pourraient être racontées. Au moyen d’une étude des publications samizdat, des publications révolutionnaires clandestines de l’Europe anciennement communiste, des possibilités et des limites de la reconstitution historique et de la mémoire, des montages réalisés dans les films d’actualité, de la cartographie sonore et des contextes généraux reconfigurés, l’exposition a tenté d’ouvrir un espace visant à problématiser sous un regard critique les manières exploitables de partager de l’information.
 

Lors du weekend concluant l’exposition, nous avons organisé un débat sur la liberté des médias et la liberté d’expression, intitulé « La liberté des médias en Europe, ou la difficulté de raconter des histoires authentiques» (Image ci-dessous) et qui a rassemblé, entre autres, des théoriciens culturels, des éditeurs et des avocats. En plus de l’emprisonnement absolument inacceptable de journalistes et d’artistes en Turquie, il fut souligné que la répression opérait de manière bien plus violente que dans le reste de l’Europe. Ce qui m’a frappé le plus, ce sont les similarités dans les défis que devra relever chacun des pays européens pour garantir la possibilité de raconter une autre histoire, élaborer une autre identité collective ou présenter un imaginaire différent. L’État turc censure et réduit au silence au nom de « la préservation de l’identité turque ». Bien que l’État turc soit plus violent que les autres États européens, il existe une forte tendance dans de nombreux endroits en Europe où l’on se demande si critiquer ou remettre en question les identités dominantes constitue un problème, si cela doit être condamné ou réduit au silence, au moins de manière sociale si ce n’est pas légal. Lorsque les médias disposant des monopoles consolident cette conformité, non seulement ils déforment la « sphère » nationale publique et font taire certains de ses membres, mais ils empêchent l’émergence d’autres dispositions sociales au-delà des frontières de la nation. C’est pour ces raisons qu’il était à nos yeux important sur le plan symbolique et politique de tenir ce débat et cette exposition à Istanbul, aux frontières de l’UE actuelle.

 
Je ne serais pas nécessairement en accord avec toutes les autres histoires, identités ou imaginaires collectifs, mais permettre qu’ils soient exprimés de la manière la plus libre possible, dans les limites de la protection de la vie privée et de la dignité, permettre l’échange entre les personnes afin d’imaginer un monde meilleur, tout cela doit être au cœur de la mission d’Alternatives Européennes.