Ré-humaniser le travail

Traduction : Maxence Salendre

Depuis son bureau de Londres, le juriste Nicola Countouris continue ses recherches transnationales sur les causes de la précarité. Nous l’avons rencontré à l’University College London (UCL), devant trois tasses de thé qui nous ont semblées être adaptées au vu des circonstances, dans le cadre de notre étude sur les solutions employées par les jeunes pour gagner leur vie. La conversation se révélait passionnante tandis que le soleil se couchait sur un ciel remarquablement clair qui contrastait avec la pluie généralement généreuse qui s’abat sur le pays à cette époque de l’année.

Gian Paolo Faella (G.P.) : Quelles sont les raisons qui vous ont amenées à étudier de manière comparative l’évolution de la précarité sur le marché du travail européen ?

Nicola Contouris (N.C.) : La précaritéest un phénomène qui prend rapidement de l’importance dans les études concernant le marchédu travail. Dès lors, j’ai penséqu’il m’était presque impossible d’éviter le sujet surtout en considérant que mon domaine de recherche en droit du travail concerne les relations professionnelles et les différents contrats de travail. Les employés considérés comme « précaires » ne partagent généralement pas, avec les autres employés, le schéma habituel des relations professionnelles. Actuellement mes recherches portent sur cette thématique.

G.P. : Dans vos dernières publications vous soutenez que les relations professionnelles sont en soi précaires. Est-ce un phénomène dû à la crise actuelle ou s’inscrit-il davantage dans le long-terme ?

N.C. : Je pense qu’il y a des éléments structurels dans les relations professionnelles qui les rendent, par nature, très précaires. Et ce sont ces éléments qui forment la base de toute analyse du droit du travail. Les relations professionnelles sont la manifestation légale d’une relation de pouvoir entre l’employeur et l’employé et cette relation de pouvoir est assez déséquilibrée et tend à favoriser la position de l’employeur. Dès lors, de ce point de vue, toute relation professionnelle est précaire car l’une des parties dans la relation a un pouvoir bien plus considérable que l’autre partie. Ceci ne signifie cependant pas qu’il existe de nouveaux types de relations professionnelles qui soient davantage affectées par la précarité.

G.P. : Dans le passé, le droit du travail était conçu comme une manière de protéger en premier lieu ce qui constituait la carrière par excellence : le travail en usine. L’Etat providence devrait-il donc évoluer afin de protéger les employés lors du temps qu’ils passent en-dehors de leur lieu de travail ?

N.C. : Cela dépend du type d’Etat-providence auquel vous faites références. Certains modèles d’Etat-providence tombaient dans le groupe des modèles corporatistes que vous venez de décrire. L’Allemagne, la France et jusqu’à un certain point l’Italie suivaient ce modèle. Cependant, d’autres modèles d’Etat-providence ont des aspirations bien plus universalistes. Je pense par exemple au modèle traditionnel britannique inspiré par le rapport Beveridge et qui, tout au moins à la fin des années 1940 et dans les années 1950, voulait dépasser la simple définition de l’Etat-providence que vous venez de nommer. Enfin les systèmes universalistes traditionnels mis en place dans les pays Scandinaves se veulent plus performants qu’un simple travail de colmatage de brèches en superficie.

Vincent Kuiper (V.K.) : Quelles sont, selon vous, ces aspirations ? Et que souhaitent-elles accomplir au-delà du simple fait de colmater les brèches en superficie ?

N.C. : Ces programmes étaient très liés à une notion de citoyenneté qui dépassait la citoyenneté « industrielle » que vous décrivez et c’est là, je crois, ce que Beveridge voulait réussir à développer. Vous avez toutefois certainement raison en affirmant que son projet visait principalement à protéger les travailleurs.

Dans le futur, la pression sera de deux natures différentes : d’une part il existe une pression émanant de la précarité et du fait que de plus en plus de personnes ne sont pas autant engagées sur le marché du travail que leurs parents pouvaient l’être. Généralement, ils s’engagent sur le marché du travail de manière périphérique en acceptant des contrats de travail précaires. Cette pression tend donc à indiquer que l’Etat-providence agit de manière certaine comme un filet de sécurité. D’autre part, il existe aussi des pressions fiscales qui proviennent de la faiblesse des contributions sociales qu’un travail précaire rapporte ce qui rend supposément très intenable le système actuel sans même parler d’un système qui soit plus ambitieux que le système actuel. Il y a donc des problèmes quant à la viabilité politique et fiscale des Etats-providence actuels. La Grèce est l’exemple tragique d’un système qui subit en ce moment les coupes budgétaires et dans lequel 56% du segment le plus jeune de la population active est touchée par le chômage.

V.K. : Vous mentionnez une relation de pouvoir entre l’employeur et l’employé. Ne pensez-vous pas que si la population tente d’utiliser la protection accordée par l’Etat-Providence cette relation inégale de pouvoir se déplace sur la relation entre les citoyens et les gouvernements ?

N.C. : Si vous recevez une allocation chômage, vous êtes également dans une relation avec le gouvernement qui vous fournit votre argent et vos bénéfices sociaux. Je serais en faveur d’un Etat-providence plus généreux, en particulier car le marché du travail, pour des raisons diverses, ne semble pas capable de garantir la dignité et le niveau de vie auquel les citoyens s’attendaient et auquel ils étaient habitués quelques années auparavant. Il me semble clair que l’Etat-providence, ou ce que j’en comprends, devra de plus en plus s’occuper de tels sujets si les principes de citoyenneté active sont mis en application. Alors que la question d’un salaire décent est essentielle, il est également primordial que nous imaginions un revenu décent qui ne soit pas indexé sur le marché du travail. Des avantages comme le salaire minimum garanti ou le salaire de base (parmi d’autres) vont inévitablement jouer un rôle de plus en plus important dans ces sociétés qui veulent maintenir cette notion de citoyenneté active.

V.K. : Comment définiriez-vous la citoyenneté active : avoir un emploi et payer ses impôts ?

N.C. : Avoir un emploi peut être vu à la fois comme de la citoyenneté active ou comme une manière d’atteindre la citoyenneté active et je crois que ces deux aspects du travail sont importants. Le travail doit à la fois être décent étant donné que nous y passons une partie considérable de notre vie mais il est également important que le travail nous donne les moyens, les outils nécessaires pour être capable de participer à la vie sociale même lorsque nous ne sommes pas sur le marché du travail et ce quelle que soit la forme de l’engagement que nous choisissions : de la vie familiale à une vie active en société en étant membre d’ONG, d’associations ou d’un parti politique par exemple.

G.P. : Pensez-vous que cet argument culturellement assez en avance puisse également être respecté sur le marché du travail mondial. Et surtout considérez-vous qu’il existe un marché du travail mondialisé comme certains courants de pensée dominants en ce moment l’affirment ?

N.C. : C’est un élément qui remonte à la base de la discipline dans laquelle j’officie. Si vous acceptez le fait qu’il existe une sorte de marché du travail, vous risquez d’accepter que le travail est un facteur de production et que les forces du marché devraient jouer un rôle plus important dans la définition de la valeur du travail aux échelons locaux, régionaux et internationaux. Je crois que les avocats du droit du travail répondraient de manière positive à l’existence d’un marché du travail mais ils ajouteraient que le travail n’est pas une marchandise. Nous raisonnons de la manière suivante : c’est précisément car il existe un marché du travail que le travail ne doit pas être vu comme une marchandise autrement, en l’absence d’un droit du travail, de droits des travailleurs, d’éléments et de règles ré-humanisées (notamment l’Etat-providence), c’est précisément car le marché du travail existe seul que le travail risque de devenir une marchandise. L’idée que le travail n’est pas une marchandise est inscrite dans les paragraphes centraux de la Déclaration sur les buts et objectifs de l’Organisation Internationale du Travail en 1944.

G.P. : Vous insistez sur les déterminants légaux de la précarité et sur les éléments qui devraient unifier ce concept malgré l’existence de contextes culturels très différents dans lesquels la loi européenne est appliquée. On peut se demander ce qui occasionne une telle différence de perception sur les causes de la précarité dans des contextes si différents ? Est-ce juste un problème de vocabulaire ou est-ce autre chose ?

Je crois qu’il y a plus que des expressions différentes. A ce niveau, il y a une très forte résistance culturelle dans le monde Anglo-saxon à l’acceptation du terme de « précarité » alors que c’est un terme relativement utilisé en France, en Italie et dans d’autres pays continentaux. Je crois également que même si l’on peut voir des ressemblances dans les différentes manifestations de la précarité, il y a également d’importantes disparités dues aux différences culturelles entre les économies européennes. L’économie allemande est différente de l’économie britannique et il n’est dès lors pas étonnant que les manifestations de précarité soient différentes dans ces deux pays. Il existe une théorie sur les variétés de capitalisme qui, je pense, permet d’expliquer pourquoi les économies capitalistes sont si différentes et pourquoi les arrangements légaux qui forment leurs marchés du travail sont si différents. C’est à la fois un phénomène culturel et une différence structurelle.

G.P. : En mettant l’accent sur la précarité vous suggérez que l’expérience des conditions de travail de nombreux jeunes n’est pas uniquement un problème de génération mais plutôt le signe qu’un changement s’impose pour tous. Quels sont les risques d’un fossé générationnel entre les différentes expériences professionnelles en ce qui concerne le travail ?

N.C. : Avec ce commentaire j’ai voulu suggérer que malgré le fait que la jeune génération soit affectée de manière bien plus disproportionnée par la montée de la précarité sur le marché du travail et dans les arrangements professionnels en général, de plus en plus de relations professionnelles normalement perçues comme « sans risques » ne le sont plus vraiment. Nous devrions probablement réfléchir à deux fois avant d’argumenter que le contraste entre la précarité et la sécurité transparaît également dans une opposition entre la jeune génération et l’ancienne génération.

La jeune génération est certainement affectée de manière disproportionnée mais l’ancienne génération est de plus en plus affectée, de manière quotidienne, par les déterminants légaux de la précarité. Evidemment cela dépendra du pays européen auquel l’on fait allusion mais je peux vous assurer qu’il y a énormément d’adultes, même dans le fonctionnariat Grec pourtant réputé très sécurisé, qui se sentent basculer dans la précarité. C’est certainement le cas également des employés du secteur public britannique (qu’ils soient des serviteurs de la Couronne ou des employés de conseils municipaux) qui souffrent en raison des coupes budgétaires massives. Les gens n’ont plus aucune sécurité quant à leur emploi. Et ce ne sont pourtant pas des exemples stéréotypés de travail précaire comme par exemple le jeune employé sans statut clairement défini qui travaille dans un centre d’appels sicilien douteux. Ceci étant dit, des problèmes se posent pour cette génération qui est clairement affectée de manière disproportionnée par la précarité et le chômage. La déqualification, la démotivation, l’isolation poseront des problèmes auxquels nous ne pourrons probablement pas faire face faute de préparation. Nous savons qu’il est très difficile pour une personne qui a connu plus d’un an de chômage d’intégrer à nouveau le marché du travail. Et pour citer l’exemple de la Grèce, je fais référence à des jeunes qui sont restés au chômage pour les trois à quatre dernières années et qui n’ont jamais connu qu’un marché du travail en pleine détérioration. Je parle de plus de 50% d’un effectif âgé entre 16 et 24 ans touché par une telle catastrophe. Ce n’est pas un phénomène auquel nous avons eu à faire ces dernières années et nous n’en connaissons pas les possibles effets futurs.

V.K. : On pourrait aussi soutenir qu’une telle vague de précarité a du bon dans le sens où elle marque la fin d’un système. Alors que l’organisation néo-libérale du marché du travail devient obsolète, il est peut-être possible qu’une telle hausse de la précarité permette à la nouvelle génération d’imaginer des alternatives à de telles conceptions du travail et de réinventer notre rapport au travail qui ne soit plus vu uniquement comme un moyen de régler les factures alors que c’est trop souvent le cas aujourd’hui. Les gens sont remarquablement inventifs dès lors qu’il s’agit de gagner sa vie de manière différente. Pensez-vous que ce soit le début d’une ère nouvelle et la fin d’un vieux paradigme ?

N.C. : Je pense que votre propos est en partie vrai, en particulier pour certains travailleurs qui sont touchés par la marginalisation d’un marché du travail qui devient de plus en plus structurel. Mais ce n’est peut-être pas l’avis de tous. Il est intéressant de voir les effets de la crise en terme de changements politiques (à la fois en ce qui concerne la représentation politique et les résultats électoraux en Europe). En y regardant de plus près, il semblerait qu’il y ait une tendance des électeurs à favoriser le vote protestataire en général. Cependant, la canalisation de ces votes varie et je ne suis pas du tout optimiste lorsque je vois qu’en Grèce par exemple cette canalisation s’effectue sur un parti comme Aube Dorée. Je suis plus curieux de voir comment ce vote va se convertir en de nouvelles réalités politiques. En observant la précarité on s’aperçoit que de plus en plus ce sont des gens avec un haut niveau d’éducation qui sont touchés et je soupçonne que l’isolation a été l’une des principales conséquences de la précarité. On peut toutefois s’attendre à ce que des personnes avec un niveau d’éducation plus élevé soient plus inventives et parviennent à trouver de nouvelles manières d’interagir socialement afin de briser cette isolation. Mais une telle vision des évènements en cours peut paraître trop optimiste. Alors que nous sommes certainement en train d’assister à la fin d’un cycle que vous avez défini comme une « manière néo-libérale d’organiser le marché du travail », le futur n’apporte pas automatiquement d’alternative à moins que la nécessité d’une alternative soit prononcée de manière plus claire et convaincante qu’elle ne l’est en ce moment. Pour paraphraser Gramsci, nous devrions rester prudents quant au futur tout en travaillant dur pour nous assurer qu’il soit meilleur que le présent.

Vous pouvez en découvrir davantage sur notre « étude sur les solutions employées par les jeunes pour gagner leur vie » (lien en anglais) et sur les manières de participer en cliquant sur le lien ci-dessus.

Nicola Countouris a rejoint la Faculté en 2009 et a été promu maître de conférences en 2012. Avant de rejoindre l’UCL il a enseigné le droit aux universités de Reading, d’Oxford et à la London School of Economics (LSE). Il a obtenu son DPhil à l’Université d’Oxford en 2004 sous la supervision du Professeur Mark Freedland et détient également un MSc en Politique Sociale Européenne de la LSE et un Magister Juris en Droit européen comparé (Clifford Chance Pirze 2011) de l’Université d’Oxford. Il a travaillé comme consultant pour le Bureau International du Travail et pour la Commission Européenne et a été Professeur Invité à l’Université de Bologne en Italie et à l’Université Pompeu Fabra à Barcelone en Espagne. Il est l’un des co-directeurs du Centre sur le Droit et la Gouvernance en Europe et est coordinateur et membre fondateur de l’Institut pour le Droit du Travail de l’UCL.