Oct 9, 2014
L’Italie et les Nouveaux Italiens: Interview avec l’écrivain émigré Kossi Komla-Ebri
Médecin italien et auteur, Kossi Amékowoyoa Komla-Ebri est né au Togo (Tsévié) le 10 Janvier 1954, avec plusieurs publications sur l’immigration en Italie à son actif. Son travail et son engagement dans la promotion des échanges interculturels entre l’Italie et le Togo ainsi que le continent Africain ont été reconnus maintes fois.
Interview par Maëva Kokodoko
Traduit par William Foster
Maëva Kokodoko: Vous êtes arrivé en Italie en 1974. Était-il plus facile d’y parvenir à cette époque qu’il ne l’est aujourd’hui?
Dr. Kossi Komla-Ebri: A l’époque il s’agissait plutôt d’une immigration intellectuelle, ce qui explique le fait que les réactions n’étaient pas agressives comme le sont celles aujourd’hui. A mon arrivée à Bologne, je me souviens de l’aversion que les gens avaient pour les Grecs. Personne ne voulait louer leur maison aux jeunes fuyant la dictature militaire en Grèce. Le niveau de préjuges à leur égard était tel que beaucoup pensaient que le pays ne serait jamais admis au sein de la Communauté Européenne. Les attitudes envers nous étaient assez différentes: les gens étaient curieux. Beaucoup d’Africains se rendaient à Rome pour étudier ou faire leur pèlerinage; c’était donc une immigration d’une autre nature, et de toute façon nous n’étions pas beaucoup. Ces facteurs (immigration intellectuelle et nombres limités) suscitèrent de la curiosité et de l’intérêt. Il n’y avait pas d’agressivité.
M.K.: Vous avez beaucoup circulé en Europe. Comparé à d’autres pays, pensez-vous que l’Italie est en retard en termes d’intégration? Que signifie intégration? S’agit-il d’assimilation, multiculturalisme, inter-culturalisme, ou quelque chose d’autre?
K.K.E.: L’Italie est en retard pour la simple raison qu’elle n’a pas eu d’expérience coloniale après la Seconde Guerre Mondiale, à la différence de la Grande-Bretagne et la France qui, du fait de ces expériences coloniales, développèrent toutes deux une relation plus proche avec les populations issues de cultures différentes. Ce n’est que récemment que l’Italie, laquelle était essentiellement une nation d’émigrés, est devenue une terre d’immigration. Il y a 25 ans, ce furent les Italiens qui émigraient vers des pays tels les USA, la Belgique et la France… Bien que l’immigration en Italie soit devenue un phénomène structurel et non d’urgence comme on semble croire aujourd’hui, cela reste un phénomène assez nouveau en Italie. Le problème est dû au fait que l’Italie n’a toujours pas décidé quel chemin suivre vers l’intégration. En ce qui concerne l’intégration, j’aime jouer avec la phonétique du mot “intégration”. Je pense que l’intégration est constituée d’une interaction entre nos identités différentes, de ce fait il est donc question de faire interagir nos différentes cultures. Pour vous donner une idée, il ne s’agit pas d’un immeuble à propos duquel je peux dire “l’Italie est un immeuble multiculturel – mettons les Africains au premier étage, les Asiatiques au deuxième…” Ceci est la meilleure solution pour obtenir un immeuble très ghettoïsé. Ou alors partant du fait que nous sommes tous dans le même immeuble dont je suis le propriétaire, vous devez oublier vos identités et devenir comme moi. Ceci serait un immeuble d’assimilation.
Il y a une troisième approche qui est, à mon avis, la solution: nous sortons tous de l’immeuble et nous rejoignons sur la place où nous développons des relations d’égal à égal en essayant de faire interagir nos cultures différentes. L’interaction est le facteur le plus important, ce qui autorise et encourage le phénomène d’inclusion culturelle et sociale.
M.K.: La proposition de loi Granata/Sarubbi favorise la normalisation de la citoyenneté par droit de sol et modifierait donc la loi de 1992, devenue obsolète. Pensez-vous que ceci marquerait un tournant décisif? Les Italiens sont-ils prêts à reconnaitre cette nouvelle Italie?
K.K.E.: Les Italiens ne seront jamais vraiment prêts, mais cela reste la meilleure façon d’agir. Il y a beaucoup trop d’Italiens titulaires d’autorisations de séjour. Ils sont de facto italiens car ils ont été élevés dans la culture italienne et n’ont souvent pas d’autre base culturelle. Ils sont nés ici ou sont venus dans le cadre du regroupement familial, et ont été nourris par le loup de la culture Italienne.
Ainsi, nous devons considérer deux éléments: d’un point de vue purement théorique il faut se demander si l’on peut vraiment parler d’Italien per se. Qu’est-ce donc l’identité italienne? Il est en fait plus facile de trouver une identité calabraise, apulienne ou génoise qu’il n’est de trouver une identité italienne. Il faut identifier exactement ce qui constitue l’identité italienne, les raisons qui font qu’une personne soit italienne. Est-ce la connaissance de la langue? Est-ce le fait d’être né sur le territoire italien? Si tel est le cas, la loi va dans la bonne direction. Une reconnaissance formelle des droits des immigrants, surtout l’accès à la citoyenneté. Jusqu’à présent, on s’est contenté de leur demander de respecter leurs devoirs, tandis que les droits ont sans cesse été bafoués.
Le fait même que les Italiens continuent de nous appeler extra-communitari indique que notre droit d’accès à la citoyenneté n’est pas reconnu. Cela fait 37 ans que je vis ici, pourquoi se fait-il que lorsque je sors dans la rue, un garçon de quatorze ans me qualifie toujours de extra-comunitari? Parce que l’idée qu’il a d’une personne extra-communautaire est une caricature. Beaucoup de gens me disent: “mais Kossi ce n’est qu’une définition, les Suisses sont aussi extra-communautaires.” Néanmoins, l’imaginaire italien moyen ne fonctionne pas de cette façon. Si je demande à un Italien dans la rue sa définition d’extra-communautaire il n’inclura jamais les Suisses ou les Américains. Par exemple, un présentateur radio qui parlait de l’affaire Strauss-Kahn aux USA a fait référence à la femme de chambre comme étant extra-communautaire, malgré le fait que tous les individus impliqués soient extra-communautaires!
En ce sens, l’Italie a encore beaucoup de chemin à parcourir. Cette loi est essentielle car elle changera le statut politique des immigrants dans ce pays. Ce vote est primordial pour amorcer un changement en Italie.
M.K.: Les Italiens de deuxième génération sont Italiens, ou Italo-Togolais, Italo-Sénégalais, Italo-Somaliens… Ces différences devraient-elles être réduites, ou préservées dans le but d’améliorer l’intégration et la cohésion?
K.K.E.: Hypothétiquement parlant, et en gardant en tête la notion de “gestion de la diversité”, je pense que la pluri-diversité, ou pluri-identité si vous préférez, est une source de richesse. La richesse créée par la présence d’Européens Africains n’a toujours pas été comprise en Italie. Cependant, en tant qu’approche générale, c’est une des philosophies que nous mettons en avant: le concept de diversité pour le futur de l’Europe.
Il ne faut pas partir du concept de multiculturalisme, mais plutôt du concept de l’intra-culturalisme telle que décrit par le poète Balkanique Nejojsa Vilic. Sachant que le multiculturalisme est composé d’un seul corps avec différents points, l’intra-culturalisme est composé de plusieurs corps avec un point en commun. D’abord, je pense qu’il faudrait commencer par les choses qui nous unissent dans le but de tirer profit de celles qui nous différencient. Nous devons redécouvrir la relation avec autrui en tant qu’individu et personne. Si j’accepte autrui en tant que personne, peu importe qu’il soit rouge, vert ou jaune. D’abord et avant tout, je vois son humanité.
M.K.: “Il est nécessaire de déconstruire l’image négative de l’Afrique qui existe en Italie.” Pensez-vous que les medias italiens sont responsables pour la peur et le manque de confiance que les Italiens véhiculent envers l’Afrique et les Africains?
K.K.E.: Bien sûr. Avant tout, le travail des medias gravite autour de la une: bonnes ou mauvaises nouvelles. De quelle Afrique parle-t-on sans cesse? C’est l’Afrique de la fièvre Ebola; l’Afrique des enfants mourants de faim; l’Afrique des missionnaires qui viennent aider; l’Afrique des guerres tribales et des dictateurs cannibales. Il y a toujours une image négative. On ne parle jamais de l’Afrique qui est en train d’être construite, l’Afrique qui se bat constamment pour sa survie. Il y a même des politiciens qui disent “Milan est sale, comme l’Afrique.” C’est fastidieux car c’est de là d’où provient l’image générale que les gens ont de l’Afrique; elle provient de ce qu’ils lisent et entendent. Cette image est encore si vive aujourd’hui que lorsque ma femme et moi nous sommes mariés il y a 25 ans, ses amis lui ont demandé: “Mais qu’est-ce-qu’il mange?” Ils devaient être convaincus que je mangeais des genoux d’éléphants bouillis! L’image exotique, ou plutôt érotique, de l’homme Africain avec un énorme membre, ou de l’Afrique vierge avec ses forêts, où l’on peut retourner à la nature: l’Afrique n’est jamais acceptée pour ce qu’elle est. Ceci porte atteinte non seulement à la réputation de l’Afrique, mais aussi celle des Africains, car inévitablement nous devenons les sauvages.
De ce fait, nous, les “visiblement différents” comme je les appelle, souffrent à cause de cette image.
M.K. Quel rôle devraient jouer les institutions italiennes et les immigrants africains dans la promotion de la culture africaine?
K.K.E.: Tout d’abord, je pense que les institutions doivent comprendre une chose, non seulement à propos de l’Afrique, mais par rapport au discours entier sur l’immigration: nous avons besoin d’une base de valeurs communes en vue de vivre ensemble. Cependant, ces valeurs ne doivent pas etre établies uniquement par les autochtones, mais avec l’aide des nouveaux citoyens. Parmi les valeurs fondatrices, celle de l’égalité des chances est primordiale. Je ne veux pas que mes enfants soient victimes de discrimination dans le futur marché de l’emploi car le nom de famille indiqué sur leur CV est Kola-Ebri plutôt que Brambilla ou Rossi.
Nous les Africains et nous de la Diaspora Africaine devont comprendre que même ici nous avons le role d’agent du progrès; des agents du progrès d’Afrique et de la connaissance sur l’Afrique. Nous seuls pouvons ouvrir les portes de notre culture. L’Afrique a certaines valeurs culturelles dont l’Europe d’aujourd’hui pourrait se doter, comme le respect pour les personnes âgées, qui sont valorisees en Afrique, elles ne sont pas juste des légumes laissés dans les maisons de retraite. Ou la vision holistique de la vie dans laquelle l’homme n’est pas considéré comme une simple machine mais il est perçu dans le contexte de sa relation avec la nature, laquelle il doit respecter.
Les vraies crises en Europe aujourd’hui, ce qu’ils appellent crises identitaires, ne sont rien de plus qu’une crise de valeurs.
M.K.: Dans un de vous discours vous avez dit que “la culture constitue l’épine dorsale de l’Afrique.” Pensez-vous que les immigrants africains devraient s’en inspirer comme base de leur contribution envers la société?
K.K.E.: Oui, car notre angle d’attaque principal concerne l’augmentation des connaissances et la sensibilisation à la culture africaine. Les gens ne doivent plus s’imaginer qu’il n’existe pas de culture africaine du fait qu’elle ne possede pas de tradition ecrite. Comme le Professeur Cheikh Anta Diop a expliqué, la culture de la tradition orale est la culture. Les immigrants sont les véhicules de la culture. Il serait aussi utile pour nous Africains, et tout particulièrement les enfants de deuxième génération, de retrouver les valeurs et les éléments de notre culture d’origine. En tant que réseau de la Diaspora africaine, nous rêvons de créer des ‘maisons culturelles africaines’ : nous souhaiterions créér ces centres dans les grandes villes et mettre à disposition de l’équipement, des films, livres et diapositives pour qu’un accès à la connaissance de la culture africaine soit disponible.
M.K. : Vous venez d’anticiper ma dernière question. Si vous deviez soumettre une série de propositions favorisant l’échange interculturel entre les Italiens et les Africains, que proposeriez-vous ?
K.K.E : Effectivement, je dirai les centres culturels africains. Une autre idée serait de créer des centres de rencontres pour se connaître au travers de la littérature, l’écriture et le théâtre. Nous avons proposé une série de réunions à Milan ayant pour thème ‘l’Africa Mix’ : un évènement avec des courts-métrages, de la littérature, des diapositives, des débats sur l’histoire et les actualité en Afrique…ceci ne se limite pas à la rhétorique. Africa Mix nous permet de montrer aux gens que des liens sont tissés entre l’Afrique et l’Europe. Il ne s’agit pas de faire un smoothie culturel mais plutôt de faire une salade de fruits. Dans une salade de fruits vous avec une note de pêche, le goût sucré des la banane et l’amertume du citron, mais toutes les saveurs se complètent mutuellement.
M.K.: Vous êtes docteur, marié avec deux enfants et vous êtes bien integré dans la société italienne. Pour la majeure partie, vous êtes l’exemple de « l’immigrant modèle ». Et vous ne vous êtes pas arrêté à cela : livres, conférences, séminaires, recherche scientifique, cours écoliers, et des associations en Italie ainsi qu’à l’étranger. Pensez-vous que les immigrants intégrés dans la société italienne ont un devoir envers les autres ? Qu’est-ce-qui vous a pousser à agir? Qu’est-ce-qui vous a propulsé de simple docteur à docteur-migrant-auteur ?
K.K.E. : Je pars du principe que l’on ne peut pas vivre sa vie sur le banc de touche. Si je veux faire partie de la société et revendiquer mon intégration et inclusion, je dois donc agir. Sinon cela serait comme aller jouer au football et rester sur le banc quand vient mon tour de jouer. Si je suis sur le banc, je ne fais qu’insulter l’arbitre et crier sur les joueurs, je ne participe pas. Si l’on veut faire partie intégrante de cette société, il faut être engagé.
Les gens doivent travailler ensemble vers l’agrandissement de cette société.
Ces critiques peuvent souvent s’adresser aux immigrants. Beaucoup d’entre eux viennent ici avec l’idée en tête de repartir et ne participent donc pas à la vie de société. Ils devraient faire partie de l’Association Italienne de Donneurs de Sang et rejoindre la Croix Rouge. Ceci est important car c’est grâce à ce genre d’activités que l’on atteint vraiment l’intégration. Les gens reconnaissent que le sang que vous donnez est rouge comme le leur ; c’est le sang qui va sauver des vies. Vous n’êtes pas juste un membre parasitaire de cette société. L’engagement social et politique sont essentiels si vous revendiquez l’intégration. Vous ne pouvez pas juste vous lamenter de ne pas être accepté, de ne pas être aimé ; j’appelle cela jouer la victime. Beaucoup d’Africains vivent comme s’ils étaient encore en Afrique. Ils sont physiquement présents, mais sont mentalement en Afrique : ils mangent et pensent comme s’ils étaient en Afrique… en clâmant que tôt ou tard ils retourneront en Afrique. Ce qu’ils oublient, et ceci est profond, c’est qu’ils gâchent des années de leur vie en ne se rendant utile ni en Afrique ni dans le pays hôte. Ils doivent se lever du banc et ouvrir la voie aux générations futures.
Si le gouvernement italien ne prévoit pas les dispositions nécessaires, cela finira tôt ou tard avec la même situation qu’à Londres ou en France avec les banlieues ; et on se demandera « comment est-ce arrivé ? Ils étaient à l’école avec nos enfants, ils semblaient si intégrés. » Oui, mais c’était une intégration superficielle.
Il n’y a pas de raison d’attendre pour qu’ils nous octroyent cette intégration. Si elle est donnée, elle peut aussi nous être retirée. L’intégration doit être gagnée.
M.M.K. : Souhaitez-vous ajouter une conclusion ?
K.K.E. : Il faut aller au-delà des apparences. Dans ce pays nous sommes toujours jugés par nos apparences. Et celà au point que lorsque je suis dans un hôpital avec ma chemise –chose qui je dirais me blanchit quelque peu- je suis un docteur avec des relations avec différentes personnes. Une fois cette chemise retirée et sors dans la rue je retourne au statut de vendeur à la sauvette. Juger par l’apparence est une des faiblesses de ce pays. Mais nous ne devrions pas attendre que ce changement s’opère progressivement, nous devons aussi travailler, nous devons aider les Italiens à franchir le pas, car malheureusement, au vu du contexte économique, l’Europe forteresse construit des barrières contre le Sud. Ces barrières ne protègent pas contre l’Est. Nous, les ‘visiblement différents’, en sommes la cible. Car dans quelques années les autres seront dissous dans la culture italienne comme les Grecs et les Albaniens –il est difficle aujourd’hui de reconnaître un Albanien- et les Roumains le seront aussi. Mais nous les Africains seront toujours visiblement différents, nous devons donc employer d’autres moyens d’intégrations afin que cela ne soit pas toujours fondé sur les apparences.
M.K. : Merci.
K.K.E. : Merci à vous.