Apr 3, 2013
Après la bataille d’Alexandrie
Article de Gianluca Solera
Traduction par Adeline Monnin
Photos de Paulina Raduchowska
Deux ans après la révolution, tout a recommencé à Alexandrie : le vendredi 25 janvier 2013, jour consacré à la prière, devait marquer le deuxième anniversaire de la révolution. Mais cette journée s’est transformée en un tourbillon de chaos et de violence, ce que nous appelons fawdha en arabe. À Alexandrie, les manifestants se sont battus sans interruption pendant douze heures, principalement en face du conseil local, le Maglis al-Mahalli, où siège le gouvernorat dont l’ancien quartier général a été entièrement ravagé par les flammes le 28 janvier 2011. La bataille a repris le lendemain en fin d’après-midi et la nuit de samedi a été le théâtre d’une véritable guérilla urbaine : réverbères éteints, poubelles en feu et asphalte recouvert de pierres. Le vendredi, les manifestants se sont comme d’habitude rassemblés vers la mosquée al-Qaïd Ibrahim, bâtiment élégamment pensé par Mario Rossi, un architecte italien, dans les années 1940. Un groupe comptant plus de quarante factions s’est dirigé vers la gare Sidi Gaber tandis qu’un autre est parti vers la place al-Mansheya, cœur cosmopolite d’Alexandrie. Le dernier groupe s’est arrêté devant le conseil local, après avoir longé la Corniche.
Et puis, les affrontements ont commencé. Les forces de police basées devant le conseil ont déversé un nuage de gaz lacrymogène pour protéger le bâtiment. Les manifestants ont répondu par des jets de briques et de pierres ; lançant également des pneus et des poubelles enflammés afin de dissiper la fumée et diminuer les effets irritants du gaz lacrymogène. Dans la rue, des gens ont dit qu’ils n’avaient pas démarré cela, mais que les forces de police l’avaient fait en envoyant leurs bombes de gaz. Le gaz vous brûle la gorge et les yeux, et vous ne pouvez pas le supporter plus de quelques secondes ; il faut s’enfuir le plus vite possible. Certains jeunes que j’ai rencontrés m’ont dit : « C’est plus puissant que ce qu’ils envoient d’habitude ». À vrai dire, parmi la centaine de manifestants (au bas mot) blessés ce vendredi, beaucoup ont subi une exposition au gaz. Très peu portaient des masques, la plupart se servent d’écharpes, d’oignons, de lunettes de ski, de vinaigre ou d’un mélange à base d’eau et d’un médicament antiacide, le Maalox, pour soulager la douleur cinglante qu’il ressente au visage. Les Égyptiens se sont transmis ces divers moyens de protection de protestation en protestation et d’un groupe à l’autre. Les habitants de Kom el-Dikka ont distribué des mouchoirs en papier aux manifestants, leur indiquant où échapper aux rafales de gaz.
Kom el-Dikka, un quartier populaire situé sur une colline derrière le quartier latin d’Alexandrie, est un lieu particulier de la ville. Le conseil local, un bâtiment assez laid, se trouve juste à côté dans l’angle entre la gare centrale et le théâtre gréco-romain. Kom el-Dikka est un lieu unique empli de souvenirs, composé d’ateliers d’art traditionnel, d’un dédale de ruelles, de vieux cafés dissimulés, de bâtiments en ruines et où les enfants courent partout. Si l’on n’a pas vu cet endroit, on ne peut pas saisir l’âme de la ville, un mélange simple entre le sens de la communauté, la proximité, la modestie et la décadence.
Je me rappelle encore du ciel qui surplombait al-Mansheya le jour du « vendredi de la colère », en janvier 2011 : sombre, sans aucune éclaircie. Deux ans plus tard au-dessus de Kom el-Dikka, il était gris et brumeux. Un ciel différent, un ciel symbole d’absurdité, de confusion, de frustration, et d’absence d’échappatoire. Si en 2011 « l’ennemi » était clairement identifié et présent (le régime de Moubarak), aujourd’hui la cible est bien moins définie. S’agit-il des Frères musulmans ? Du ministère de l’intérieur ? Des quelques fous de l’ancien régime ? Ou bien de l’armée, qui a empêché l’aboutissement de la révolution lors de la phase de transition, avant de transmettre le pouvoir au nouveau président élu ? Ou tous en même temps ? Et désormais, qui défend la révolution ? L’Islam politique ? Les libéraux ? Ou peut-être aucun des deux, mais plutôt les « ultras » du football égyptien ?
Même les habitants de Kom el-Dikka ne savent plus à quoi s’en tenir. Dans la nuit de vendredi, ils ont traîné les manifestants hors du quartier parce qu’ils n’en pouvaient plus de tout ce chaos. On peut difficilement les en blâmer, le gaz lacrymogène et le bruit des bombes pousseraient à bout les âmes les plus vaillantes. Mon ami Mohammed, qui a été plus courageux que moi, a rejoint le premier rang des manifestants pour attraper une bombe de gaz et l’examiner. Il est revenu les mains vides, toussant comme un vieux fumeur, les yeux d’une teinte violet foncé. Le soir du dimanche 27 janvier, le président Morsi a annoncé lors d’un discours télévisé qu’une loi martiale allait être imposée dans les villes de Port-Saïd, Ismaïliya et Suez. Pour justifier cette mesure, il a déclaré qu’elle était destinée à combattre ceux qui brûlent ou endommagent les institutions de l’État, et se cachent derrière des manifestants pacifiques. Mais même les policiers ont été déroutés par cette mesure intimidante : calmement, l’un d’entre eux a retiré son casque et s’est rangé du côté des manifestants, en face du conseil local, en clamant : « À bas le régime du Mourshid ! » (« Mourshid » fait référence au « Guide suprême » des Frères musulmans).
Samedi soir, des policiers ont fait des sit-in devant au moins quatre commissariats d’Alexandrie, en signe de protestation contre l’effondrement de la société égyptienne. Dans la rue d’Aboukir, les officiers ont accroché une grande bannière en face du commissariat sur laquelle était écrit : « Le peuple et la police marchent main dans la main ! ». Karim, un des jeunes présents dans la foule, m’a déclaré : « Plus personne n’est en sécurité. Et la police ne veut pas servir de bouc émissaire pour un mauvais gouvernement, elle ne veut pas tirer sur des gens manifestant à cause d’une frustration sociale. Beaucoup de policiers refusent de servir d’outil de répression comme cela a été le cas sous l’ère Moubarak ». Détail amusant, au Caire les officiers ont empêché Mohamed Ibrahim, le ministre de l’Intérieur, d’entrer dans la mosquée de la police alors qu’il voulait prier pour un officier tué samedi à Port-Saïd, parce qu’ils en avaient assez de l’insécurité relative à leurs conditions de travail.
Le fait est que la sécurité est aujourd’hui encore un problème en Égypte. Mohamed et moi avons vu de jeunes hommes armés de longs couteaux déambuler librement lors des affrontements du 25 janvier, certains avaient même des revolvers. Les manifestants ne savent pas quoi en penser : qui sont ces personnes ? J’ai vu l’un d’eux confisquer un couteau à un adolescent. Dans la nuit de samedi, des personnes érigeaient des barricades au bout de leurs rues et surveillaient ceux qui marchaient armés de bâtons ou de barres de fer ; une scène qui fait écho aux souvenirs que j’ai gardés des dix-huit jours de la révolution de 2011. Puis, après l’annonce de la sentence de peine de mort infligée aux personnes impliquées dans le massacre du stade de Port-Saïd, des scènes évoquant une guerre civile, avec du feu et de la fumée dans les rues, ont été filmées à Port-Saïd, alimentant la spirale du désastre.
Alors que je m’achetais à manger dans la rue Safia Zaghloul al-Shahir vendredi après-midi, j’ai vu quelques jeunes hommes habillés en noir des pieds à la tête, un masque à gaz autour du cou. Masque qu’ils avaient retiré le temps de se reposer. Ils faisaient peut-être partie des « Black blocs », un nouveau groupe ayant participé pour la première aux émeutes sur le sol égyptien. J’en ai été très surpris. Je sais certaines choses à propos des « Black blocs » : ils forment des groupes et leurs identités ne sont pas connues de tous les membres, mais uniquement du chef de chaque groupe. Au nom de la lutte contre un régime tyrannique, ils s’adonnent au sabotage. Leur présence en Égypte est plutôt un signe inquiétant de la détérioration de la cohésion sociale et des tensions grandissantes. Une situation où vous devez porter un masque et mettre le feu pour que les autorités vous écoutent. Et en même temps, des signes d’instabilité pointent à nouveau : la livre égyptienne s’affaiblit, l’armée occupe de nouveau les rues de Port-Saïd et les écoles ferment tôt.
« Les Égyptiens sont déçus parce que les Frères musulmans ne sont qu’un « copier-coller » du régime de Moubarak et se servent de la police pour réprimer des manifestations pacifiques », déclare Rashā, une jeune habitante locale surprise par l’intensité des attaques chimiques de la police au centre d’Alexandrie. Une telle déception a plusieurs sources. Dans la rue, beaucoup disaient que justice n’avait pas encore été faite pour les crimes de Moubarak, que personne n’a perçu de signe clair de la part du nouveau gouvernement indiquant l’imminence d’une politique visant la justice sociale. De plus, beaucoup de personnes ayant eu un rôle clef au niveau de la sécurité et des problèmes des médias jouent toujours un rôle important. Aujourd’hui plus que jamais, l’Égypte a besoin d’unité et de solidarité. De part et d’autre, il faut cesser de glorifier la violence, parce que la violence n’a rien de beau. La violence, ce n’est pas uniquement lancer des gaz lacrymogènes ou brûler des pneus. C’est aussi l’injustice sociale, les privilèges, les luttes de pouvoir qui laissent les pauvres encore plus pauvres et les riches encore plus riches. Voilà le genre de violence qui ronge la société égyptienne. Si l’Égypte devait bientôt recourir à l’aide du FMI en échange de mesures d’austérité draconiennes (qui toucheront les couches pauvres de la société alors que les institutions et services publics seront toujours gangrenés par la corruption, et que les prix des biens les plus basiques continueront à augmenter), alors la venue des Black blocs ne sera rien comparée à l’agitation qui se répandra. Le dimanche 27 janvier, des habitants du quartier pauvre d’al-Dawīqa, au Caire, ont manifesté pour la troisième semaine consécutive pour leurs droits relatifs au logement, en clamant « La révolution des affamés est en marche ».
Les gouvernements européens doivent comprendre que l’on ne peut parvenir à une stabilité nationale et à une cohabitation en renforçant les mêmes politiques fiscales et économiques qui ont été vantées comme le remède idéal, au cours des dernières années, pour les pays européens en détresse. En Égypte comme dans n’importe quel autre pays arabe, la transition démocratique ne réussira que si elle renforce la justice sociale entre citoyens. J’espère réellement que les mouvements sociaux européens vont bientôt établir des plateformes euro-méditerranéennes, plus que nécessaires, afin de lutter contre la corruption, créer de nouveaux emplois, préserver les biens communs de la vente et de la privatisation, renforcer les droits du travail, étendre les réseaux de commerce équitable. Ces mouvement européens doivent agir là où leurs gouvernements n’ont rien fait, anticipant l’échec potentiel du Printemps arabe, ou l’accentuation de ses contradictions socio-économiques. Ils doivent s’unir aux groupes révolutionnaires arabes pour ouvrir la voie à l’intégration euro-méditerranéenne en y incorporant les droits civils, le pluralisme et la justice sociale, au nom d’un passé d’échange, ainsi que d’une identité et d’un futur communs.
Alexandrie est la ville qui a subi le plus de pertes humaines, dès les premiers jours de la révolution de 2011. C’est dans cette ville, avant toutes les autres, que le deuxième anniversaire de cet événement a laissé la place à des démonstrations de colère. Néanmoins, Alexandrie symbolise également la facette cosmopolite de la Méditerranée. Par conséquent, il ne faut pas rester sourd au message transmis par ces récents événements. Il est temps que de part et d’autre de la Méditerranée, des citoyens actifs s’unissent afin d’encourager des réformes considérables et de promouvoir la démocratie et la solidarité. Alexandrie le mérite.