Un Printemps turc ?

A Istanbul, une de nos militantes raconte…

« De quel droit osez-vous me demander de limoger tel gouverneur ou tel chef de police ? » Voilà la réponse adressée par  Recep Tayyip Erdoğan aux représentants des manifestants de la place Taksim, qui demandaient jeudi matin que les responsables de la répression brutale des manifestants soient punis. « Dès le début, en Turquie comme à l’étranger, certains ont voulu montrer une image de manifestants totalement innocents qui se battent pour une cause juste et d’une police faisant systématiquement usage de la force. Certains médias turcs se sont conduits comme des provocateurs et des médias étrangers ont participé à ces opérations, » a-t-il poursuivi, faisant référence aux manifestations organisées et commentées via Twitter et à un reporter turc travaillant pour la BBC et Der Spiegel, accusé par l’AKP de donner une fausse image des événements.

Le 28 mai, un groupe d’écologistes a planté des tentes entre les 600 sycomores du Parc Gezi afin d’empêcher qu’il soit rasé par les bulldozers. Face à la violence des forces de l’ordre, au silence des médias et aux discours enflammés d’Erdoğan, des citoyens sont sortis dans la rue partout dans le pays pour protester contre le manque de liberté d’expression et d’assemblée. Jusqu’ici, presque 8000 personnes ont été tuées, des dizaines ont été arrêtées et il y a eu cinq morts.Après des affrontements violents, la police a finalement évacué et bouclé le parc le 15 juin.

Gezi, qui constitue un des derniers espaces verts du centre-ville d’Istanbul ainsi qu’une cible privilégiée de la virulente politique de réaménagement urbain du Premier ministre, est donc à présent entouré d’un ruban rouge et blanc. Erdoğan veut détruire la place Taksim qui a souvent servi de centre de protestation contre le gouvernement. A terme, il a l’intention de reconstruire les casernes militaires ottomanes qui contiendraient une mosquée et un centre commercial (alors que la ville en rengorge déjà). Mais sa vision va beaucoup plus loin : il ambitionne également de détruire le district avoisinant de Tarlabaşi, où vivent beaucoup de kurdes et de prostituées, afin de construire de luxueuses résidences pour les plus riches ; de construire un troisième pont par-dessus le Bosphore ; de faire le l’aéroport de la ville le plus grand en Europe ; de creuser un nouveau canal vers la Mer noire ; et de construire une gigantesque mosquée sur le plus haut sommet de la ville. L’impact environnemental de ces projets serait immense, bien au-delà de la seule destruction du parc de Gezi, mais les riverains n’ont pas été consultés une seule fois. De plus, le Premier ministre défend la candidature d’Istanbul pour les Jeux olympiques de 2020, pour sa gloire et afin de pouvoir entreprendre davantage de travaux… qui rapporteront encore plus d’argent à l’entreprise de construction de son gendre, Gap Inşaat, déjà chargée de la reconstruction de Tarlabaşi.

L’AKP a pris le pouvoir en 2002 lors d’élections au cours desquelles elle a écrasé l’opposition, qui ne s’en est toujours pas remise. Dans un pays majoritairement musulman et conservateur, l’AKP peut compter sur les voix des pauvres que le parti remercie de sa fidélité par divers cadeaux en nature. Après le cessez-le-feu avec le PKK obtenu par Erdoğan en mars dernier, les kurdes espèrent des progrès. Beaucoup d’électeurs lui sont reconnaissants d’avoir reconstruit l’économie du pays et amélioré les infrastructures et la couverture-santé, au point, semblait-il, de booster sérieusement la candidature d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. D’autres apprécient la réorientation de la politique étrangère, d’une direction pro-occidentale sous Atatürk vers davantage de relations avec ses voisins du Moyen-Orient, auprès desquels la Turquie s’affiche comme un modèle de démocratie et de stabilité et comme un médiateur entre l’Europe et le monde arabe.

L’AKP, élu avec un programme visant à empêcher les kémalistes laïcs d’interférer dans la vie religieuse des citoyens, est tombé dans les mêmes travers une fois au pouvoir en imposant une société islamique plus stricte. Depuis 2002, la Turquie est passée de la 99° à la 154° place (sur 179 pays) de l’index de la liberté de presse. Le summum a été atteint pendant les dernières manifestations : la première semaine de juin, pendant que CNN International montrait les images de la féroce répression policière des manifestants à Istanbul, CNN Türk diffusait des émissions de cuisine et des documentaires sur les pingouins ! Un filtre Internet a été introduit fin 2011 dans tout le pays. Le 24 mai, le parlement a voté de nouvelles restrictions sur la ventre d’alcool et interdit les publicités pour des boissons alcoolisées. La situation s’est également empirée pour les LGTB : la Turquie est en queue de liste de l’index d’ILGA Europe (International Lesbian and Gay Association) et l’AKP refuse de reconnaître l’identité et l’orientation sexuelle dans la nouvelle Constitution. En février dernier, Erdoğan a laissé entendre qu’il voulait revenir sur l’interdiction du voile dans les lieux publics, ce à quoi il avait échoué en 2007. Une autre mesure controversée est survenue y a un mois : dans une initiative visant à restreindre la loi de 1983 sur l’avortement, jugée trop libérale,  Erdoğan a décidé que la pilule du lendemain ne pourrait désormais plus être achetée sans ordonnance dans les pharmacies. Le Premier ministre est réputé encourager les femmes turques à avoir au moins trois enfants.

Lorsque les photos et témoignages à-propos de la brutalité policière contre les manifestants pacifiques de Gezi Park ont commencé à faire le tour des réseaux sociaux, le peuple turc a décidé de montrer à Erdoğan ce qu’il pense de son détour autoritaire :ce fut le début du plus important et du plus long mouvement spontané de l’histoire de la République turque, qui rassemble des acteurs très divers tels que des politiciens, des fans de football, des LGTB, des membres de la classe moyenne, des acteurs célèbres et des lycéens. Beaucoup de manifestants portent des drapeaux turcs et des portraits de l’ex-Président Atatürk, un laïc pro-occidental. Toutefois, il ne s’agit pas d’une bataille entre musulmans et laïcs mais d’une lutte commune contre l’autoritarisme.

Erdoğan, face au premiers signes d’opposition à son pouvoir, a d’abord choisi de faire la sourde oreille, puis de contre-attaquer en parlant d’ingérence étrangère et de manipulation médiatique. Il a réuni ses partisans, censuré et insulté la presse, arrêté des journalistes et des photographes… Il continue de taire les véritables raisons de son projet de destruction du parc Gezi et il a balayé d’un revers de main les inquiétudes du Parlement européen et de l’ONU concernant l’ « usage excessif et disproportionné de la force par la police turque afin de disperser un rassemblement légitime de manifestants pacifiques ».

Le Premier ministre, qui souhaite devenir Président de la République (après avoir introduit une nouvelle Constitution faisant de la Turquie un Etat présidentiel), cherche à entretenir son image d’homme fort, mais les manifestations ont changé la donne : maintenant, le plus grand danger pour lui vient de l’AKP même. La lire turque, déjà à son plus bas niveau historique par rapport au dollar et à l’euro, ne cesse de décliner encore plus et la crise inquiète les touristes et les investisseurs étrangers (qui représentent une part importante du PIB turc). Ceux qui ont soutenu Erdoğan à cause des progrès économiques engendrés par sa politique pourraient à présent se tourner vers l’actuel Président de la République Abdullah Gül, moins charismatique mais plus modéré et qui a su rester conciliant avec les manifestants de la place Taksim. Ou encore, vers le prédicateur islamique Fethullah Gülen.

Cet imam et puissant homme d’affaires à la tête d’un sulfureux empire financier d’entre 30 et 50 millions de dollars, encensé en Occident (en 2013, Time l’a nominé parmi les 100 personnes les plus influentes au monde) parce qu’il donne l’air de prêcher la tolérance religieuse et un islam modéré, est aussi le fondateur de plusieurs centaines d’écoles et d’ONG turques de par le monde. On pourrait presque parler d’un Opus dei version musulmane. En exil volontaire aux Etats-Unis depuis 1998, Gülen n’en demeure pas moins un acteur politique important en Turquie, où ses partisans occupent des positions-clé au sein du gouvernement, de l’appareil judiciaire, de l’armée et surtout de la police. Ses récentes critiques à l’égard de la gestion des manifestations par Erdoğan et des compromis de celui-ci envers les kurdes sont-elles le signe d’une volonté de discréditer le Premier ministre ?

Qualifié de terroristes et de maraudeurs, gazé, frappé, censuré et réprimé par son propre gouvernement, le peuple turc fait preuve, dans ce combat, de résistance, d’humour et de créativité. Une nouvelle opposition pacifique est née à Taksim, avec des personnes prêtes à rester debout pendant des heures. Le parc Gezi n’est plus accessible, mais la résistance continue, avec des rencontres nocturnes dans différents espaces verts d’Istanbul. Voici ce qu’affirment les manifestants : « Le Premier Ministre ne nous a pas expulsés du parc : il a fait de partout un parc Gezi. »

Valentina Navone