Les jeunes Egyptiens nous rappellent ce que la démocratie veut dire

Article de Niccolo Milanese

Traduit par Laure Rostoucher

Les dirigeants internationaux et la presse internationale sont obnubilés par la question de savoir si ce qui s’est passé en Egypte la semaine dernière constitue un coup d’état et si cela met la démocratie en danger. Cette question ne me semble pas très pertinente.

L’Egypte sous la présidence de Mohammed Morsi était le théâtre d’un étouffement de la liberté d’expression, de l’expulsion des ONG étrangères, de la détention d’activistes et d’agressions à l’encontre d’artistes, d’une criminalité sexuelle organisée, d’une violence accrue dans les rues et de pénuries alimentaires si graves que l’on a frôlé le désastre humanitaire. C’est aussi là que le parlement a été suspendu, que le Président s’est placé au-dessus des lois, sans possibilité de recourset qu’un seul parti – celui des Frères musulmans, élu à la présidence en juin 2012 sur la seule base d’un appui réticent de la part des Egyptiens qui ne voulaient pas voter pour un ancien membre du régime Moubarak -, a ignoré royalement tous ceux qui n’appartenaient pas au parti, installa ses propres apparatchiks au pouvoir, à un maximum de postes, et fit tout son possible pour détruire tout adversaire potentiel. L’Egypte sous Morsi n’était pas une démocratie. Nous ne devons pas regretter son renversement.

Il y a de sérieuses raisons de s’inquiéter du futur du peuple en Egypte. La dernière fois que l’Etat a été laissé aux mains de l’armée, les atteintes aux droits de l’homme ont été fréquentes. Il existe un risque évident – qui a d’ailleurs déjà commencé à se manifester – d’une augmentation des affrontements entre les partisans des Frères musulmans et le mouvement de rébellion qui força Morsi et son gouvernement à se retirer. Les conséquences du nouveau plan d’action défini par l’armée concernant les modifications constitutionnelles et la mise en place de nouvelles élections sont imprévisibles et sujettes à de nombreux risques.

Il y a néanmoins une chose pour laquelle nous n’avons pas à nous inquiéter, et c’est le risque encouru par la démocratie et son futur dans le pays. Un nombre sans précédent d’Egyptien-ne-s se sont en effet mobilisés, et ce précisément pour défendre la gouvernance du peuple par le peuple. La manifestation du 30 juin a sans doute été la plus grande de l’histoire humaine, alors même qu’elle prit source dans la mobilisation des jeunes et leur collecte de signatures en porte-à-porte. Dès avant 2011, un groupe de jeunes gens, dévoué et héroïque, s’est mobilisé sans relâche – malgré la détention, la torture et les tirs à chaque étape – une première fois contre Moubarak, puis contre le CSFA (Conseil Suprême des Forces Armées), et enfin en nombre énorme contre Morsi, précisément pour défendre l’idée d’une Egypte démocratique, libre et plurielle. Ils ont agi de manière très pacifique, rendant clairement explicite leur rejet de toute forme de violence et leur volonté de ne pas être associés aux abus perpétrés par le gouvernement ou l’armée. Il n’est évidemment pas sûr que l’après-Morsi soit meilleur que l’avant: mais nous pouvons être à peu près certains du fait que le peuple égyptien fraîchement émancipé ne prendra aucun répit avant d’avoir atteint une société démocratique plus juste, au sein de laquelle chacun a une voix et dispose du minimum nécessaire à une vie décente, à commencer par du pain en gage de nourriture.

Depuis 2011, le nombre de contestataires a augmenté constamment, à mesure que la peur des Egyptiens diminuait. Cette peur était d’abord celle de se poser des questions: qu’est-ce qu’une société acceptable? Le fonctionnement de notre pays est-il juste et équitable? Et ensuite celle de se mobiliser pour changer les choses. Ces peurs n’étaient et ne sont pas cantonnées aux Egyptiens – elles sont fréquentes dans la plupart des régions du monde, y compris dans les “démocraties établies”. Ces dernières années révélatrices d’une prise de conscience mondiale sont prometteuses pour tant de jeunes gens pour la raison précise qu’elles montrent de plus en plus de personnes qui se libèrent de ces peurs. L’exemple égyptien, tout comme celui du précurseur tunisien, fait office de modèle dans cette prise de conscience globale et suscite les espoirs de toute une génération à travers le monde.

La réaction extrêmement hésitante de la presse internationale et de la communauté internationale à la seconde vague révolutionnaire en Egypte révèle à la fois une peur du changement, une peur face aux masses populaires et une vision hypocrite de la démocratie. Les puissances “occidentales” ont soutenu les dictateurs d’Afrique du Nord durant des années afin de préserver la stabilité dans ces pays – une stabilité leur permettant de poursuivre leurs propres intérêts stratégiques dans la région – tout en négligeant totalement le bien-être des populations. Elles s’excusent docilement après le renversement de Ben Ali et de Moubarak, alors qu’elles montrent aujourd’hui, en réaction au renversement de Morsi, la même tendance à privilégier la stabilité par rapport au bien-être. Les appels à la tenue rapide de nouvelles élections afin de remettre au pouvoir un gouvernement démocratiquement élu sont irréfléchis: c’est justement une procédure trop précipitée qui mena à cet affreux choix entre Frères musulmans et Ancien Régime aux dernières élections présidentielles. Il faut laisser aux nouvelles forces politiques le temps de s’organiser et leur donner une vraie chance de mener campagne.

La réaction d’Erdogan est éloquente et prévisible étant donné les récents soulèvements qui ont eu lieu dans le parc Gezi. Il répéta sa litanie, selon laquelle Morsi ayant été élu démocratiquement, la majorité devrait être en droit de gouverner. Mais la démocratie n’implique pas que la majorité règne sur la minorité – il s’agirait sinon de ce que John Stuart Mill nomme la “dictature de la majorité”.

Il ne faut pas non plus que les élections et les bulletins de vote ne décident de tout. Peu importe combien de fois on nous le rappelle, il demeure une propension forte à oublier que certains dictateurs parmi les plus destructeurs dans l’histoire de l’humanité – Hitler et Mussolini – ont tous deux été élus par les urnes avant de suspendre la démocratie dans leurs pays  et de créer une situation d’assistance perpétuelle à travers des programmes éducatifs partiaux, une militarisation de la population et la marginalisation de toute opinion divergente. Seule une minorité d’individus osa résister. Les références au fascisme européen doivent certes être utilisées avec précaution et parcimonie compte-tenu de leur impact fort, mais il me semble que les événements de ces derniers mois et l’évolution sur le plan mondial des débats sur la démocratie rendent la provocation nécessaire.

La plus grande menace au futur de la démocratie en Egypte n’est pas le peuple égyptien, mais l’effondrement de l’économie et la crise alimentaire: certaines conditions sont indispensables à la survie même du peuple. Une aide internationale massive est nécessaire à l’Egypte pour garantir ces prérequis. Peu après le renversement de Moubarak en 2011, Obama évoqua un “plan Marshall” pour le pays. De même l’Union Européenne promit d’allouer des fonds. Ce plan Marshall ne prit jamais forme (les fonds étant extrêmement réduits), alors que les réalisations accomplies par les fonds européens sont insuffisantes. La communauté internationale hésite maintenant de plus en plus à apporter un soutien et c’est précisément la mauvaise façon de réagir. Bien sûr en l’absence d’un gouvernement fonctionnel en Egypte, développer la stratégie d’utilisation des fonds la plus efficace représente un enjeu majeur – mais c’est un problème auquel des solutions peuvent être trouvées, en commençant par une approche participative impliquant les acteurs de la société civile du pays. La jeunesse nous a appris comment établir le contact avec les gens et comment nous organiser.

Ceux d’entre nous qui croient en la démocratie doivent faire confiance au peuple: le croire capable de faire le bon choix lors des élections, mais aussi le croire prêt à agir et prendre les mesures nécessaires lorsque la démocratie est en suspens. Au cours de la semaine passée, les jeunes d’Egypte ont encore une fois fourni un exemple vibrant de l’engagement massif et pacifique des individus, assorti d’un ensemble clair d’exigences pour atteindre une société juste, équitable et démocratique. Nous devrions nous tenir à leurs côtés et voir si nous pourrions tirer des leçons de leurs aspirations.