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Interview avec Tania Bruguera

Par Coralba Marocco et Ségolène Pruvot
Traduction par Adeline Monnin
 
Vous dirigez, dans le Queens, le projet artistique Immigrant Movement International (IM International), ainsi que son équivalent PPM (Migrant People’s Party) à Mexico. Il s’agit d’un projet collaboratif qui comprend la direction d’un centre social et le lancement d’un parti pour les immigrants. Comment tout cela a-t-il commencé ? Qu’est-ce qui vous a motivée ? Pourriez-vous décrire le projet et ses développements à venir ?
 
Tout a commencé en 2005, à l’occasion de l’agitation qui s’est propagée dans les banlieues parisiennes. J’étais à Paris à ce moment-là et il était clair que la réaction de l’État n’était vraiment pas la bonne. Même si je ne partageais pas les mêmes expériences culturelles ni le même vécu que les immigrés, je me suis identifiée à eux à ce moment, pour la première fois.
 
Je n’excuse pas la violence, peu importe qui en est responsable et la raison, mais j’ai vu à quel point ces immigrés étaient déçus : manque de représentation, manque de langage « autorisé », manque d’un accès direct au pouvoir politique. Je me suis posé les questions suivantes : pourquoi ne pourraient-ils pas réclamer des droits et pourquoi devraient-ils être sur la défensive s’ils participent tout autant que les autres au développement du pays ? Pourquoi les présente-t-on comme s’ils étaient opposés à quelque chose, ce qui est irrationnel, au lieu de considérer leurs propositions comme de nouvelles voies ? A-t-on réellement besoin de les brutaliser comme s’ils étaient des bêtes féroces, incapables de penser et de dialoguer ? Pourquoi leur relation avec le pouvoir politique a-t-elle besoin d’être arbitrée par des ressortissants ?
 
J’y ai réfléchi pendant quelques jours et il m’a paru clair que les immigrés doivent se représenter eux-mêmes dans la structure politique. De plus, ils ne doivent pas être considérés comme des esclaves modernes mais comme une classe sociale, nouvelle et puissante, du 21ème siècle. Et peu importe votre classe sociale, vous pouvez partagez une expérience, une histoire communes et humaines liées à l’immigration. Une idée s’est alors imposée à moi : un parti des immigrés (Migrant People’s Party). Imaginez comme ce serait bien si un immigré sans-papiers était élu, à une époque où les concepts régissant l’État-nation sont complètement redessinés.

Cette idée doit dépasser l’art en tant que pratique à court terme, elle doit faire partie intégrante de la réalité. Elle doit être Arte Útil (de l’art utile). Pour cela, le public doit être préparé à la tâche qui se profile ; il faut créer une communauté qui rassemble des personnes originaires de différentes classes sociales pour les amener à une nouvelle vision commune des immigrés.
 
Je pense que l’art peut résoudre certains problèmes, mêmes politiques ou sociaux. Mais pour cela, il est nécessaire de se servir d’une langue commune à son interlocuteur. Les artistes ne peuvent pas s’installer dans le confort de leur routine artistique et prétendre que s’ils sont incompris, le problème vient de l’autre. S’il s’agit de politique, l’artiste doit trouver un langage commun aux artistes et aux politiques, sinon ce ne sera pas de l’art, ou ce ne sera pas de la politique. 
 
L’objectif du Parti international des immigrés est d’être intégré au système et de pouvoir parler aux politiques. Ils doivent cesser de considérer les immigrés comme des délinquants inadaptés, sans éducation, pauvres et sans-papiers, des pions pour l’économie. Les concepts de connectivité, de permanence et de temporalité ont changé et c’est pourquoi le concept d’appartenance à un lieu doit être redéfini. Grâce à la mondialisation culturelle, il est plus aisé de s’adapter à divers endroits du monde. Nous devons changer radicalement notre vision des immigrants : ils sont les acteurs clés d’un plus bel avenir.
 
Mon idée de départ était de créer ce parti politique en Europe. Grâce à l’expérience du Queens et de Mexico, le projet est prêt à devenir une véritable structure politique, gagnant en puissance. Nous appelons ce projet un « parti » afin que les politiques comprennent que nous voulons un réel pouvoir politique, mais que la manière dont cette forme politique fonctionne et définit ses actions est plus excitante que celle des partis politiques non fonctionnels. Le projet doit offrir une autre façon de faire partie de la société, qui elle-même doit être ouverte. Tout le monde devra essayer de trouver une solution pour que cela prenne forme et pour déterminer comment tous peuvent en bénéficier.
 
Pensez-vous que l’art peut être à l’origine du changement ? Comment décririez-vous l’art politique ?
 
La relation entre lutte et changement n’est pas simple. Le changement est un processus long et désordonné comportant beaucoup de négociations, de modifications de vos idées de départ, de compromis, de persévérance ; un travail énorme que beaucoup de personnes ne soupçonnent même pas. Donc ça a l’air d’un conte de fée sorti de nulle part. De plus, les victoires auxquelles vous parvenez ne sont conséquentes que si elles présagent de tout un ensemble d’autres changements. Un changement n’est que le premier pas vers de nouvelles luttes pour le maintenir dans la bonne direction. Changer revient à éduquer les gens.
 
Alors oui, l’art peut participer au changement, il peut aider au niveau de l’éducation, aider à imaginer le changement et lui fournir un espace expérimental, etc.. Mais un changement politique est une négociation complexe comprenant de nombreux points où faire pression et pour moi, l’art est une manière de faire pression.
 
Je crois en l’art politique, c'est-à-dire un art qui fonctionnement d’un point de vue politique, s’il perdure, s’il est réalisé collectivement et s’il fonctionne. Alors ses conséquences peuvent avoir un réel impact. Dans l’univers de l’art, il n’existe aucune structure institutionnelle viable pour ce type d’art qui nécessite que l’artiste endosse divers rôles à différents moments du projet. Tout d’abord, l’instigateur (celui qui propose l’idée), puis le relayeur d’information (éduquer le groupe et lui expliquer le projet, ouvert à de nouveaux développements générés par les idées du groupe), ensuite le conseiller (pour les directions que le projet doit prendre), et pour finir, il disparaît (pour devenir un membre du groupe).

Pensez-vous qu’Alternatives Européennes serait un bon partenaire pour développer votre projet en Europe ?
  
Oui. Nous allons soumettre une première version du projet à Paris, dans le cadre du Festival Transeuropa. Alternatives Européennes pense comme nous qu’il faut renouveler notre langage si nous voulons parvenir à certains résultats politiques et qu’en tant que militant, il faut aussi travailler sur des « concepts ». Cet activisme doit aussi se concentrer sur l’éducation et faire comprendre à tous l’importance de l’idée suivante : « Je dois m’en soucier ! ».
 
Le moment est idéal pour réintégrer l’humanisme à la politique.