Apr 29, 2013
« Quallons-nous devenir sans les Barbares ? » La politique jeunesse dEuro-Med
Traduction par Adeline Monnin
Par Niccolo Milanese, grâce aux remarques faites au Forum Méditerranéen Anna Lindh qui s’est tenu le 6 avril 2013, à Marseille.
Entre le 15 et le 20 avril, Alternatives Européennes accueillera, en France, des militants égyptiens et espagnols dans le cadre du projet « Stop à la précarité de la jeunesse : agissons démocratiquement »
Notre histoire littéraire dépeint la mer Méditerranée comme une mer connue pour être trompeuse. Poséidon et les autres dieux se sont même amusés à y piéger le malin Ulysse. Il existe plus d’une manière, élégante ou attrayante, d’associer les mots « jeunesse » et « Méditerranée », et les dirigeants politiques gravitant autour de cette zone maritime s’affairent à élaborer des projets s’étendant au-delà de la mer, ceci afin d’apaiser une génération angoissée par la perspective du chômage.
Il faut également reconnaître qu’au cours de notre histoire, Méditerranée et jeunesse ont été récemment associées de façon cauchemardesque, en particulier à cause de l’idéologie fasciste, qui était bien entendu une invention méditerranéenne. Mussolini rêvait de dominer la Mare Nostrum ; le premier hymne fasciste a d’ailleurs été nommé « Giovinezza », une ode à la beauté et à la force de la jeunesse, italienne, appelée à dominer une mer qui selon Mussolini, lui revenait de droit.
Si je veux attirer l’attention sur la menace fasciste, ce n’est pas uniquement parce qu’elle gagne à nouveau du terrain en Europe (l’Aube dorée en Grèce, le parti de l’Union nationale Attaque en Bulgarie, ou encore le Front National en France), mais aussi parce que selon moi, nous sommes chargés d’une responsabilité historique en tant qu’Européens. En effet, nous devons tirer des leçons de notre histoire, éviter de répéter nos erreurs et, en faisant toujours preuve d’humilité, proposer des suggestions et prodiguer des conseils à ceux qui vivent de l’autre côté de la Méditerranée, lorsque nous craignons qu’ils commettent certaines de nos erreurs passées.
L’histoire du début du 20ème siècle est simple : les dirigeants et les intellectuels, bien qu’intelligents et bien intentionnés, ont ouvert la voie au fascisme en ne faisant pas assez attention à la manière dont leurs paroles pouvaient être détournées et mal employées dans un contexte de crise, transmettant un message dont le sens d’origine est complètement modifié.
Tout en gardant à l’esprit cet avertissement légué par l’histoire, je vais désormais examiner la situation de la jeunesse méditerranéenne.
Le déséquilibre démographique : la véritable crise
L’ensemble de la Méditerranée est marqué par un réel déséquilibre démographique : environ 20 % de la population de l’UE est constituée de jeunes de moins de 30 ans, tandis que ce taux s’élève à 40 % sur le littoral sud de la Méditerranée. L’Europe manque déjà constamment de jeunes travailleurs qui permettraient de maintenir un certain niveau de bien-être pour la population vieillissante et cette tendance n’est pas près de s’inverser. Cela signifie que nous avons besoin soit d’une arrivée massive de travailleurs issus de l’immigration, soit d’une réduction du niveau de vie des populations les plus âgées, ou encore d’un remaniement du modèle économique. C’est au sud de la Méditerranée que le taux de chômage des jeunes est le plus élevé au monde, et les conditions économiques y sont bien pires qu’en Europe. Ce problème est masqué par la crise économique actuelle : dans tous les cas, il n’y a pas suffisamment de travail pour les jeunes, que ce soit d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée. Mais le déséquilibre persiste et en supposant que la crise économique s’atténue et que le marché du travail se porte mieux (on peut supposer que c’est là l’objectif de nos dirigeants politiques), ce déséquilibre deviendra de plus en plus évident.
Mais en idéalisant la jeunesse, on prend le risque de contribuer à l’image idéalisée d’une population jeune très productive, à faible coût, extrêmement mobile et précaire, et ce dans toute la zone méditerranéenne. Une population qui peut transférer la plus-value qu’elle a créée aux multinationales ou aux états (au nord de la Méditerranée), qui à leur tour peuvent l’utiliser comme capital pour payer les retraites (dans le meilleur des cas) ou, scénario plus probable, pour renflouer leurs banques ou peut-être spéculer sur les marchés mondiaux via ces banques.
Actuellement, la politique autour de la jeunesse est au cœur des préoccupations de l’UE. Mais cette obsession, même si elle est nécessaire et part d’une bonne intention, risque d’alimenter une psychose, en particulier chez la population plus âgée qui recherche le soutien de la jeune génération à la fois pour des raisons altruistes et égoïstes. Si la politique consacrée à la jeunesse n’est pas suffisante, c'est-à-dire si les actions et ressources consacrées aux programmes ne correspondent pas à la rhétorique de l’importance accordée à la jeunesse, alors on prend un plus grand risque de voir émerger un sentiment fasciste en cas de longue crise. On croit (à tort) que les jeunes immigrés partant du sud pour venir en Europe influent négativement sur les taux de main d’oeuvre et s’octroient le travail disponible, et cette idée va se renforcer. Cette idée additionnée au sentiment (généralement correct) que les pays du sud de la Méditerranée sont considérés par les entreprises européennes comme une réserve de main d’œuvre à faible coût, deviendra de plus en plus une source de frustration explosive.
Pour l’instant, les signes sont de mauvais augure. Dans son projet de budget pour 2014, bien qu’elle attache une importance symbolique réelle aux programmes jeunesse, l’UE n’y a pas consacré de budget conséquent (par exemple, une initiative pour l’emploi des jeunes équivaut environ à 100 € pour chaque jeune au chômage). Actuellement, des discussions ont été engagées pour créer un programme Erasmus Euro-Med et tenter d’étendre la mobilité des jeunes. En soi, ce projet est excellent, cependant il ne change en rien la situation économique difficile des jeunes qui restent des travailleurs en situation précaire. Au vu des révolutions ayant éclaté en Égypte et en Tunisie, la Politique européenne de voisinage (PEV) n’a pas été suffisamment réformée. Ces révolutions ont démontré que même dans les zones où la PEV est la plus efficace (comme les zones euro-méditerranéennes de libre-échange avec l’UE, que la Tunisie a été le premier pays à rejoindre en 2008), la durabilité sociale des réformes n’était pas assurée. L’examen de la PEV, réalisé en 2011, n’a pas traité de manière appropriée les échecs sociaux de la politique précédente et encore moins les déséquilibres du système économique entre le nord et le sud de la Méditerranée. Dans cette situation plongée au cœur de la crise et extrêmement déséquilibrée d’un point de vue démographique, un échec de la politique est susceptible d’alimenter le sentiment extrémiste. Le fait est que l’on constate déjà de tels effets.
Les mouvements jeunesse de toute la Méditerranée, acteurs de la politique et non pas objets de la politique, doivent agir main dans la main pour rejeter la logique du capitalisme mondial. Ils doivent donc réfléchir dès à présent à un nouveau modèle économique applicable à la Méditerranée, néanmoins, je ne suis pas persuadé que les mouvements jeunesse se soient encore véritablement penchés sur cette question. Parmi ces mouvements, de nombreuses personnes appellent à la démocratie, à des libertés politiques, ou demandent plus d’emplois. Très peu réclament une autre économie, des droits au travail ou une répartition plus équitable du capital mondial. Ils sont encore moins nombreux à proposer un modèle alternatif valable pour toute la Méditerranée.
Le renouvellement démocratique de la zone méditerranéenne se fait attendre
On note un fait surprenant à propos de l’activisme des jeunes au cours des deux dernières années : dans toute la zone méditerranéenne, malgré des différences significatives au niveau du contexte de chaque pays, la démocratie a toujours été un thème prépondérant pour ces mouvements. En ce qui concerne les États au sud de la Méditerranée, les protestations se sont élevées contre les dictatures. Quant à ceux du nord, les protestations n’ont pas été dirigées contre une cible spécifique (sauf s’il s’agit du FMI ou de l’UE, qui endossent le rôle du dictateur), mais elles ont révélé que les populations ressentent un manque de démocratie et une réduction des possibilités de participation démocratique.
À mon avis, l’échec démocratique auquel sont confrontés les jeunes européens ne se limite pas à leur frustration découlant de l’incapacité à trouver un emploi ou du risque d’avoir un niveau de vie inférieur à celui de leurs parents. Je crois que cela indique aussi que l’État-nation sous sa forme actuelle n’a pas réussi à maintenir la démocratie dans un monde qui tend inlassablement à être interconnecté, au sein duquel les moyens de communication et les relations sociales des jeunes ont changé de manière spectaculaire. Cet échec de l’État-nation est particulièrement évident dans le contexte européen, où les pays de la zone euro se trouvant en déficit financier perdent une partie de leur souveraineté au profit des institutions européennes, sans bénéficier d’un retour démocratique équivalent de la part de ces institutions. Cependant, comme je l’ai mentionné précédemment, l’économie de notre monde est interdépendante. De plus, nous nous partageons la mer Méditerranée comme un bien commun et nous avons établi une quantité d’autres liens entre l’Europe et le nord de l’Afrique. Pour toutes ces raisons, on peut également dire que toute la zone méditerranéenne subit un déficit démocratique. Manifestement, la politique d’un seul pays influe spectaculairement sur les populations d’autres pays, et ce bien plus qu’avant. Si par « démocratie » on entend que les citoyens peuvent prendre part de façon égale aux décisions relative à la construction de leur avenir commun, la composition actuelle des institutions est clairement inappropriée.
Mon inquiétude est la suivante : bien que je soutienne les manifestants de la place Tahrir et comprenne l’urgence de leur combat, ils se concentrent sur la création d’un État-nation démocratique basé sur un modèle national découlant de l’histoire européenne, au moment même où ce modèle s’avère inadéquat pour les jeunes de l’autre côté de la Méditerranée. Les mondes dans lesquels nous vivons sont-ils si différents ? Nous avons peut-être besoin d’institutions politiques étrangères et transnationales, dont l’aura démocratique s’étendrait sur toute la zone méditerranéenne. La création de telles institutions est peut-être aussi importante, sinon plus, que la création d’États-nations démocratiques.
Cela laisse penser que les mouvements jeunesse doivent davantage réfléchir à un type de démocratie indispensable au 21ème siècle. Je pense qu’à l’heure actuelle, les conditions nécessaires à cette réflexion sont meilleures que jamais, grâce à de nouveau moyens de communication et à un réel sentiment de solidarité parmi les jeunes de toute la zone Méditerranéenne. Néanmoins, il devient urgent de commencer à réfléchir à un accord commun à toute la Méditerranée.
Antiracisme
Comme je l’ai dit, nous devons créer des démocraties à un niveau régional plutôt que national et je pense que la zone méditerranéenne pourrait être l’endroit idéal pour cela. J’ai déclaré au départ qu’il faut tirer un enseignement de notre histoire européenne et par rapport à cela, je tiens à signaler qu’à mon avis, baser une communauté étrangère sur l’arabisme au nord de l’Afrique est une mauvaise idée. De plus, je pense que constamment parler d’« États arabes » peut avoir des conséquences néfastes. Construire l’identité constitutionnelle d’un pays ou d’une entité politique à partir de bases ethniques finit toujours par devenir une excuse pour discriminer une minorité. Dans tous les cas, cela fournit des bases erronées et dangereuses à une communauté politique qui s’oppose non seulement à un premier pas vers une égalité devant être au cœur des États démocratiques, mais aussi à l’esprit d’ouverture et de collaboration indispensable à toute institution politique, au sein d’un monde où tout est lié et où la mobilité s’accroît sans cesse.
Au début du 20ème siècle, le poète grec Cavafy, né à Alexandrie, avait déjà remarqué que le besoin d’une menace « barbare » est presque constitutif de la politique méditerranéenne. On peut imaginer ces « barbares » comme de jeunes immigrants, ou comme la jeunesse indisciplinée, les minorités ethniques, les étrangers, les pays PIIGS (acronyme péjoratif désignant le Portugal, l’Italie, l’Irlande, la Grèce et l’Espagne)…
Pourquoi cette léthargie, au Sénat ?
Pourquoi les sénateurs restent-ils sans légiférer ?
Parce que les Barbares seront là aujourd’hui.
À quoi bon faire des lois à présent ?
Ce sont les Barbares qui bientôt les feront.
Alors que dans toute la zone méditerranéenne les peuples commencent enfin à se battre pour leur liberté et leur dignité (et il existe, espérons-le, une chance pour qu’il n’y ait bientôt plus aucun « barbare »), nous devons tous, en particulier les jeunes, répondre à la question suivante :
Mais alors, qu’allons-nous devenir sans les Barbares ?
Parce que si nous ne répondons pas à cette question, l’ultime vers du poème de Cavafy s’impose de lui-même :
Ces gens étaient en somme une solution.
Et une fois de plus, nous les chercherons, nous les inventerons de toute pièce et nous les utiliserons pour justifier nos actes inhumains… ou notre inaction inhumaine.