Mar 4, 2013
Le puzzle italien : austérité, corruption, et citoyen lambda
Par Lorenzo Marsili and Alessandro Valera, Alternatives Européennes
Traduction par Méryl Marcer
Le plus souvent, la presse internationale a associé les résultats des élections en Italie à un vote contre l’austérité. Nous trouvons cette analyse inexacte ; nous nous en expliquons dans cet article, et présentons quelques scénarios plausibles. Le message envoyé par l’électorat est qu’avant d’envisager toute modification macroéconomique ou financière, il faut d’abord réformer les institutions italiennes et leurs représentants, et s’occuper du problème de l’appauvrissement du pays.
1. Les singularités italiennes
Bien que la coalition de centre-gauche n’ait gagné que d’un cheveu dans les deux chambres, elle dispose à présent d’une majorité de plus de 200 députés à l’Assemblée, et d’une majorité relative de 121 sièges au Sénat, ne parvenant pas à atteindre les 158 sièges nécessaires pour soutenir un gouvernement. Cette loi électorale fut pensée dans le cadre d’un système bipolaire où s’affrontaient deux coalitions. Mais les résultats de cette élection montrent que l’Italie évolue vers un système à trois ou quatre partis : la coalition de centre-droite de Berlusconi, la coalition de centre-gauche de Bersani, et le MoVimento 5 Stelle de Grillo (M5S, le Mouvement 5 Etoiles) séduisent environ un quart de l’électorat chacun, le reste se tournant vers une coalition centriste décevante emmenée par Mario Monti (10%), et vers d’autres partis secondaires.
2. La droite et la gauche impuissantes
Le score obtenu par Berlusconi est en nette baisse par rapport à celui obtenu cinq ans auparavant. Néanmoins, quiconque n’étant pas italien est surpris qu’il ait pu gagner ne serait-ce qu’une seule voix. Même en Italie, aucun des 200 sondages effectués le mois dernier ne voyait Berlusconi et ses alliés obtenir un score approchant les 29% qu’ils ont effectivement atteint. Cela peut s’expliquer par différents facteurs. Le plus important est le clientélisme, à divers degrés, et qui souvent coïncide dangereusement avec les réseaux mafieux. Ces 29% ont été obtenus par une coalition de neuf partis, dont la plupart n’existaient même pas quelques mois plus tôt. Neuf partis, chacun doté de vingt listes régionales pour chacune des deux chambres, chaque liste constituée de quelques douzaines de candidats, ce qui crée un réseau de plusieurs milliers de candidats à travers tout le pays, chacun conquérant les voix de ses associés. La campagne de Berlusconi, qui s’appuyait sur un programme anti-taxe et anti-Europe, a surtout séduit la population rurale, peu diplômée et vieillissante. Même dans les régions plutôt de droite, Berlusconi n’est pas arrivé en tête dans les grandes villes. Il est toujours difficile de comprendre comment les personnes qui ont voté pour lui ont pu croire à ses promesses. Le cas des Abruzzes, où un séisme a détruit la capitale de la région, L’Aquila, est un parfait exemple. Le tremblement de terre s’est produit durant le mandat de Berlusconi, et aucune réponse politique sérieuse n’a été apportée (le centre-ville est toujours inaccessible et rempli de décombres) ; pourtant, le parti de Berlusconi a gagné dans cette région traditionnellement sujette au basculement politique. Ce scénario inconcevable pour beaucoup est pourtant réalité. La détérioration du discours public en Italie ces quinze dernières années sous le mandat de Berlusconi, comme le prouve le contrôle de longue date des médias et la nomination de journalistes dociles, y joue un rôle primordial.
De son côté, la coalition de centre-gauche a répété presque à l’identique les erreurs de 1994 et 2006. Alors qu’elle jouissait d’une avance à deux chiffres dans les sondages, elle n’a pas réussi à mener une campagne convaincante. Le chef de la coalition et secrétaire du Partito Democratico (PD) Pierluigi Bersani, bien qu’ayant été désigné candidat par plus de trois millions de personnes au cours d’élections primaires ouvertes à tous les citoyens, s’est révélé faible. Matteo Renzi, le maire de Florence, beaucoup plus jeune et charismatique (mais légèrement plus centriste), a perdu au dernier tour des primaires contre lui. Comme d’habitude, les militants de gauche ont choisi leur candidat pour sa capacité à rassembler toutes les sensibilités de gauche, plutôt qu’un candidat charismatique qui pourrait séduire un électorat plus large. Nichi Vendola, un ex-communiste ouvertement gay qui a terminé troisième des primaires, a lui aussi échoué à mener une campagne convaincante, et son parti de gauche écologique Sinistra, Ecologia, Libertà (SEL) (membre de la coalition) n’a récolté qu’un décevant 3% dans le scrutin. Mais le parti de Bersani est le vrai perdant, avec un score tombé à 25% au lieu des 34% attendus ou des 33% obtenus en 2008. La coalition de centre-gauche, à la tête de la plupart des villes italiennes et de certaines régions, n’a pas réussi à gagner le soutien de ceux qui en avaient marre de Berlusconi et de l’austérité de Monti. Au contraire, elle a été perçue comme faisant partie de la même classe politique qui a gouverné l’Italie et ses institutions et qui a provoqué leur déclin actuel.
Ainsi, le mouvement politique (ils ont évité le mot « parti ») qui a capitalisé sur le mécontentement général, d’une manière qui entrera probablement dans les manuels de politique à l’avenir, a été le MoVimento 5 Stelle de Grillo.
3. MoVimento 5 Stelle et résistance à l’austérité
Le mouvement est prétendument géré de manière résolument “horizontale”, avec des candidats au Parlement choisis en ligne et, à la façon des pirates informatiques allemands ou scandinaves, des décisions politiques prises après consultation des votants sur Internet. Cependant, le M5S dépend grandement de son chef, qui tient les rênes du parti et détient tout droit légal sur son logo et son nom. Ce qui est inquiétant, c’est que le M5S ne dispose d’aucune structure intermédiaire entre son leader charismatique et la masse de ses partisans ; plusieurs activistes en lice pour des élections locales ont subi une « purge » via twitter après l’expression de désaccords vis-à-vis de décisions prises par Grillo. Et pourtant, les citoyens abandonnés prétendent avoir enfin trouvé quelqu’un qui les représente, et les abstentionnistes de longue date, quelqu’un qui les fait rêver. Quels sont les messages véhiculés par le mouvement ?
Au premier abord, on pourrait trouver dans les déclarations de Grillo l’habituelle rhétorique de gauche « radicale » anti-austérité : renégociation de la dette publique, revenu minimum pour tous, suspension immédiate de grands projets d’infrastructure, notamment la ligne TGV Turin-Lyon, attaques contre la finance, etc. C’est ce qui a amené de nombreux commentateurs, surtout dans la presse internationale, à associer l’explosion de votes pour le M5S au sentiment anti-austérité qui progresse dans le pays. Ils réitéraient ainsi une parabole récemment appliquée à la Grèce, selon laquelle l’austérité provoque une radicalisation sociale, qui à son tour entraîne une croissance exponentielle des partis des extrêmes au Parlement.
Cette lecture n’est que partiellement exacte. Toutes ces positions « anti-austérité », ainsi que bien d’autres encore, ont également été avancées par au moins deux autres partis de gauche en lice dans les élections. Ainsi, le parti « semi-radical » de gauche SEL, membre de la coalition de gauche, a récolté plus de 50 000 signatures pour établir un revenu minimum en Italie ; il dénonçait le projet international de train à grande vitesse ; et il prônait l’abandon à l’échelle européenne des politiques d’austérité et le retour à l’investissement public. Les électeurs qui partageaient ces idées et désiraient les exprimer dans la sphère de la « gouvernabilité », étant donné que le SEL ferait selon toute évidence partie du futur gouvernement, avaient trouvé un parti pour lequel voter. Pour tous ceux qui se méfiaient du piège de la gouvernance et des contraintes d’une majorité parlementaire, la liste « Rivoluzione Civile », absente de toute alliance et rassemblant une grande partie de l’ex-gauche « radicale » italienne, offrait la meilleure alternative : renégociation de la dette, rejet du pacte budgétaire (Fiscal Compact), revenu minimum, etc. Et pourtant, les deux partis, notamment Rivoluzione Civile, ont subi un cuisant revers, ne convainquant que 5% de l’électorat.
En outre, à l’écoute des discours électoraux des candidats du M5S, les messages anti-austérité sont loin d’être aussi prégnants que dans les spectacles incendiaires de Grillo lui-même. A la place, les candidats parlent d’urbanisme durable, de bonne gouvernance, de mérite, d’accès public aux services fondamentaux, de moralité. Dans ce cas, pourquoi le message du M5S a-t-il eu autant de force ? Une partie de la réponse réside dans la façon dont il a été véhiculé. Grillo a réinventé avec succès la manière de mener une campagne électorale, en démontrant une capacité exceptionnelle à mêler campagne en ligne et présence sur le terrain. La « démocratie liquide » prônée par le M5S jouit d’une certaine omniprésence sur Internet (malgré l’absence de toute publicité en ligne) et le blog de Grillo est considéré comme l’une des pages web les plus influentes d’Italie. En outre, Grillo est un homme de spectacle, et le nombre de ses apparitions en public, ainsi que l’importance de la foule qui y assiste (culminant à 800 000 personnes à Rome pour le discours de clôture la veille de l’élection) ferait rougir tous les autres partis. Sans oublier non plus les tours de force occasionnels, comme la traversée à la nage du détroit de Sicile afin de libérer symboliquement l’île de ses politiciens corrompus. Grillo est donc un gagnant médiatique et symbolique.
Mais la communication ne fait pas tout. Grillo a frappé fort dans ses attaques contre un système politique et économique italien fossilisé, corrompu et vieillissant, et contre les élites en place – soit toute personne exerçant une position de relatif pouvoir. Depuis des années, un ressentiment généralisé contre la classe politique, perçue comme incompétente, prédatrice, et privilégiant ses propres intérêts, connaît une croissance constante à tous les niveaux de la société italienne. Les demandes de diminution des coûts de la politique, de répression du clientélisme et du favoritisme, et de réduction des privilèges de la classe politique n’ont trouvé pour réponse qu’un silence complet. Elles ont été légitimées par l’explosion de la plus grande série de scandales de corruption de ces vingt dernières années. Or, le slogan le plus connu de Grillo est “vaffanculo” (allez tous vous faire voir), un slogan désormais repris par dix millions d’Italiens.
Il y a du vrai dans cette analyse des élites italiennes et de leur système politique sclérosé. L’Italie est en effet un pays dirigé par de vieux politiciens blancs, provinciaux et corrompus. Grâce au M5S – et au changement interne initié par le PD – le nouveau Parlement sera celui qui comprend le plus de femmes (1/3 du total) et avec la moyenne d’âge la plus basse (le député le plus jeune est une femme de 25 ans) de toute l’histoire de la République italienne. Qui sont les députés du M5S ? Des ingénieurs, des plombiers, des professeurs, des infirmiers, ainsi que d’occasionnels activistes chevronnés et quelques inévitables opportunistes. Ce sont des citoyens lambda. Le lien entre la récente fascination pour la téléréalité et le succès de ces « candidats inconnus » n’est peut-être pas un hasard : l’homme ou la femme qui entre au Parlement pourrait être vous, votre ami, ou votre voisin. La sacralité du « politique » est brisée.
Cependant, l’emphase d’une rhétorique incendiaire contre les élites politiques est problématique à au moins deux niveaux. Le slogan « sono tutti uguali » (ce sont tous les mêmes) est une couverture parfaite pour les malhonnêtes, les corrompus et les opportunistes, tout en désarmant les personnes honnêtes et ceux qui travaillent quotidiennement pour l’intérêt commun. Les partisans de Berlusconi ne sont pas « les mêmes » que la jeunesse précarisée qui a fait campagne pour SEL ; il ne faut pas non plus mettre dans le même sac les avocats ou les conquêtes de Berlusconi devenus députés, et des hommes politiques du PD réclamant des lois contre la corruption ou l’homophobie, ou en faveur de la citoyenneté pour les immigrés. Quand tout le monde est mis sur un pied d’égalité, le voleur est porté aux nues, et l’homme honnête est rabaissé.
Mais surtout, l’attention portée exclusivement sur la moralité des institutions publiques risque de causer une mise à l’écart des problèmes sociaux et économiques. Loin de représenter un front « anti-austérité », Grillo risque de détourner le mécontentement des contradictions sociales et économiques profondément enracinées dans la société italienne, et exacerbées par les mesures d’austérité, et d’offrir à la place le palliatif de l’honnêteté individuelle et de la bonne gouvernance. En ce sens, le M5S est loin d’être un mouvement “antisystème” ; il ne s’attaque pas aux fondements structurels du système, mais choisit plutôt de se focaliser sur le coefficient de moralité de sa gestion.
Toute analyse de ce que représente le M5S et de qui sont ses députés ne peut donc que comporter de sérieux défauts. Comment se comporteront-ils au Parlement ? Personne ne se pose cette question aussi vivement que les nouveaux députés eux-mêmes. Sans aucune histoire politique, que ce soit en tant que mouvement collectif ou que militants individuels, sans aucune expérience de la représentation politique, et sans structures internes claires de gouvernance du parti, leur comportement futur reste encore en grande partie une énigme.
4. Scénarios
La première option, bien qu’étant la préférée des marchés et la solution choisie dans des pays comme l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas, n’est pas prise au sérieux. Le parti de Berlusconi et ses représentants n’ont rien à voir avec les autres partis de centre-droite européens. Le parti comprend Berlusconi lui-même, des personnes condamnées pour toute sorte de crimes, et les responsables directs du déclin de l’Italie. En outre, chacun comprend bien qu’une telle alliance, forcément de courte durée, permettrait au mouvement de Grillo d’atteindre la majorité absolue aux prochaines échéances électorales.
Ce qui ne laisse pas d’autre choix à la gauche que de parvenir à un accord avec le M5S. Ils ne voudront probablement pas rejoindre le gouvernement, mais pourraient accepter d’apporter un soutien extérieur pour quelques réformes clé dont l’Italie a grand besoin. Les deux forces politiques (et plus encore, leurs partisans) s’accordent sur le besoin urgent de transformations radicales pour faire de l’Italie un pays plus juste, où il est facile d’étudier, de monter une affaire, de trouver du travail, et où les hommes politiques et autres figures d’Etat (officiers de l’armée, managers, autorités administratives indépendantes) ne jouissent pas de privilèges illimités alors que la population subit un appauvrissement croissant.
Reste à savoir si les représentants du M5S considèrent cette option comme viable. Après tout, jusqu’à la veille des élections, ils ont décrit les élus de gauche comme étant eux aussi incompétents et décadents. Un tel gouvernement ne saurait durer, mais il devrait prendre des décisions cruciales, non seulement dans le domaine du social, de l’économie et du travail, mais également dans le domaine institutionnel. L’Italie a une chance d’y parvenir sans Berlusconi. En outre, le Parlement doit nommer un Président de la République d’ici Avril. Le Président ne peut pas dissoudre le Parlement dans les six derniers mois de son mandat ; de nouvelles élections ne sont donc théoriquement pas une option.
La situation en Sicile constitue un précédent encourageant. La Sicile est connue pour avoir donné 61 sièges sur 61 à Berlusconi en 2001, et fut le lieu d’expérimentation du nouveau « projet » de Berlusconi. L’an dernier, l’île a élu un gouvernement de minorité de centre-gauche qui survit actuellement grâce aux voix des élus M5S. Ce gouvernement est l’un des plus efficace depuis des décennies en Sicile ; il a étatisé l’accès à l’eau dans toute l’île, arrêté la construction d’infrastructures militaires américaines, rendu à l’Etat des remboursements électoraux publics afin de financer un programme d’entreprenariat pour PME.
Gouverner la troisième économie de la zone euro dans la situation financière et sociale dans lequel elle se trouve actuellement sera assurément une tâche très difficile. Cela pourrait se révéler une tragédie pour l’Italie et pour l’Europe, et ouvrir la voie à un autre mandat de Berlusconi. Mais cela pourrait aussi être le gouvernement le plus progressiste que l’Italie ait connu dans toute son histoire républicaine. A ce stade, impossible de le prédire.
Photos tirées de:
http://www.leggioggi.it/2013/01/17/procure-e-tribunali-tutte-le-nuove-piante-organiche-da-nord-sud/
http://www.informasicilia.it/2012/11/25/primarie-pd-bersani-e-renzi-verso-il-ballottaggio/
http://mk5star.com/direction.html
http://www.thereport.it/author/report/