Apr 24, 2011
Interview avec Gabriele Del Grande, créatrice de Fortress Europe
Photo par : Raffaele Brustia
Interview par : Flore Murard-Yovanovitch
Traduction par : Adeline Monnin
Pouvez-vous estimer combien de personnes sont décédées à la frontière méditerranéenne et quel pourcentage approximatif de ces décès est du au rejet et aux politiques d’externalisation des pays de l’UE faisant office de frontière ? Une telle estimation est-elle possible ?
Personne ne peut le dire avec certitude. Pour l’instant, il n’y a plus aucun départ depuis la Libye à cause des arrestations et du renvoi de ceux qui organisaient les voyages maritimes vers Tripoli. Des centaines d’Érythréens et de Somaliens vivant à la frontière de Tripoli espèrent partir tôt ou tard. Ils montent la garde toute la nuit, de peur d’être arrêtés lors des raids policiers effectués de maison en maison dans les zones extrêmement peuplées de la capitale libyenne. Pendant ce temps au sud du pays, certains partent encore sans savoir où ils vont se retrouver. Les incidents sont encore monnaie courante dans les déserts. Depuis que les frontières maritimes de l’Espagne et de l’Italie sont fermées, le flux de migration s’est orienté vers les frontières grecques et turques, où le nombre de migrants a augmenté de manière significative l’année dernière et où on retrouve des morts chaque jour. La plupart de ces décès se produisent plutôt au niveau des fleuves qu’en mer, comme l’Évros qui sépare la Turquie et la Grèce.
Pourquoi l’Europe a-t-elle confié le contrôle de ses frontières à la Libye, un État qui n’a signé ni la Convention de Genève, ni aucune autre convention humanitaire internationale ?
Apparemment, l’Europe ne se préoccupe pas tellement de ces conventions ; de plus la Libye est très douée en matière de négociation. Et parallèlement, elle a des contrats avec l’Italie qu’elle fournit en gaz, certains contrats commerciaux ont été signés pour la reconstruction de Tripoli, et la Libye a aussi investi des capitaux dans les banques italiennes. Enfin, on note les achats d’armements militaires entre Paris et Rome.
Pour « rassurer », l’Europe insiste sur le fait que la Convention de Genève doit être signée pour l’asile politique. Il est donc probable que la Libye finisse par la signer. Pourtant, cela ne me rassure pas le moins du monde : des pays comme le Maroc ou l’Égypte ont signé la Convention et malgré cela, ils n’ont jamais empêché (et ne le font toujours pas) leur police des frontières d’abattre ceux qui tentent d’entrer illégalement dans leur pays. Nous en avons une illustration parfaite avec les 14 morts à Ceuta et Melilla en 2005, ou encore les 50 victimes (environ) qui ont été abattues le long des frontières entre l’Égypte et Israël, au niveau du Sinaï, au cours des trois dernières années. Il faut également comprendre que ceux qui arrivent à Lampedusa ne sont pas tous des réfugiés, la situation est bien plus complexe. Comment appelons-nous un jeune Éthiopien qui part chercher du travail à Milan ? Puisqu’il ne fuit pas la persécution, allons-nous l’enfermer dans une cellule pendant deux ou trois ans ? Qui décide si l’on doit sauver quelqu’un ou non ?
Que pensez-vous de l’accord-cadre passé récemment entre l’UE et la Libye, en particulier des aspects liés à la coopération sur cette soi-disant immigration clandestine ?
C’est très inquiétant : en fermant les frontières, nous créons un problème qui ne fera que s’amplifier. Cet accord évite de déployer des installations militaires et de coopérer avec des polices d’État comme celles de la Libye. Pourquoi l’Europe n’investit-t-elle pas son argent dans des projets de mobilité ? Pourquoi ne pas créer un « Erasmus de la Méditerranée » ? Pourquoi ne pas étendre la « libre circulation » à la Méditerranée, comme pour l’Europe de l’Est ? S’est-il passé quoi que ce soit le 1er janvier 2007, lorsque les frontières italiennes ont été ouvertes à des millions de Polonais, de Bulgares et de Roumains ?
Mais est-ce que la gestion des migrants et la protection de leurs droits fonctionnent réellement dans l’État libyen ? L’Europe, en coopérant avec la Libye, autorise-t-elle une violation de ces droits de l’homme ?
Tout d’abord oui, cela fonctionne, les chiffres le prouvent. On nous dit que ceux qui arrivent par bateau à Lampedusa et en Sicile viennent de Tunisie et d’Égypte plutôt que de Libye, mais ce n’est pas le sujet. Nous devons élargir notre perspective et observer le monde comme s’il s’agissait d’une très grande ville, avec des quartiers pauvres et d’autres aisés. Chaque matin, les personnes au chômage se rendent dans les quartiers riches pour trouver du travail. Les habitants aisés n’en peuvent plus de voir ces mendiants dans leurs quartiers, alors ils placent une armée le long de leurs frontières, de telle sorte que personne ne puisse entrer. Au bout d’une semaine, on dénombre des centaines d’arrestations et de personnes abattues, et désormais plus personne ne s’approche de ces quartiers prospères. Donc, est-ce que ça marche ? Oui, mais uniquement si l’on se place du point de vue des personnes aisées. En disant que « tout va bien », l’Europe n’est plus seulement complice : elle devient hypocrite, quand personne à l’exception de quelques membres du parlement n’a le courage de dénoncer cette situation.
Pourquoi l’Europe est-elle devenue une « forteresse » en stoppant le soi-disant flot de migrants ?
Les citoyens les plus pauvres se sont rendus compte, à cause de tout ce que l’on a cité précédemment, que s’ils veulent vivre ils doivent tenter leur chance dans un autre pays. L’Europe est ce pays. Pour entretenir le système économique européen, une main d’œuvre à faible coût s’avère nécessaire, tout autant qu’une génération plus jeune de travailleurs qui peuvent payer des impôts et contribuer aux retraites. Cependant, l’Europe veut gérer ces travailleurs comme elle gère des marchandises : décider des quantités d’importations nécessaires et les importer, exactement comme elle le ferait pour des bananes ou des voitures. Alors un problème se crée pour ceux qui voyagent sans papiers, qu’ils soient ou non des réfugiés. On leur ôte le droit de voyager et de décider où vivre. De nos jours, les citoyens des plus les plus riches peuvent se rendre partout dans le monde par avion, alors qu’en dessous d’eux, en mer, des quantités de personnes meurent pour le même voyage…
Que doivent faire les citoyens européens actifs pour contrer ce déclin de la migration et relancer le concept de droit d’asile en Europe ?
Des milliers de choses peuvent être réalisées, et des milliers sont en train de l’être, ceci parce que l’Europe est une terre paradoxale. D’une part on rejette des migrants et on militarise les frontières mais d’autre part, c’est aussi une terre de liberté, du moins pour l’instant. Chaque ville représente une alternative de résistance. Dans cet énorme village, la libre circulation constitue le seul remède aux politiques engendrant la pauvreté, l’injustice et la guerre. Par exemple, si les 4 millions de réfugiés irakiens qui ont fui les bombes de Bush & Co. avaient décidé d’arriver dans un aéroport en plein cœur de Londres ou de New York, plutôt que de rester en Syrie, en Jordanie ou dans les camps de réfugiés irakiens. Si tel avait été le cas, sommes-nous bien certains que nos gouvernements auraient continué à soutenir la guerre ?