La crise requiert une révolution culturelle en Europe

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Traduction : Sara Petrucci

Le co-président d’Alternatives européennes, Niccolo Milanese, a été interviewé par le journal grec Tovima (interview en grec ici).

Pensez-vous que la monnaie unique puisse survivre sans davantage d’intégration fiscale et politique dans un futur proche ? Cela pourrait-il déboucher sur une forme de fédéralisme (comme le suggère l’idée des Etats-Unis d’Europe) dans quelques années?

Certaines formes d’intégration fiscale sont déjà en cours d’adoption: le semestre européen, qui permettra à  la Commission Européenne d’approuver les budgets nationaux avant que ceux-ci ne soient soumis aux parlements nationaux, la dette commune à travers le Mécanisme Européen de Stabilité… et dans le cadre des propositions pour un nouveau traité, des plafonds d’endettement et des pénalités automatiques pour les pays qui dépasseraient ce plafond sont envisagés. Les décideurs européens n’ont par ailleurs pas exclu les euro-obligations, ni la possibilité pour la BCE d’agir en tant que prêteur en dernier ressort.

Ce qui a été largement ignoré par les dirigeants européens jusqu’à présent, c’est la dimension de l’intégration politique, et le caractère “intergouvernemental” de la proposition d’un nouveau traité en est la preuve la plus récente. L’intégration fiscale en tant que telle n’est question que de discipline, que cette discipline soit mise en oeuvre par la Commission européenne ou par les membres les plus puissants de l’Union, ou encore par les marchés autorisés à attaquer les parties les plus faibles de l’économie européenne. La monnaie unique survivra tant que les populations se soumettront à ce type de discipline. Nul ne peut cependant garantir combien de temps cela durera.

Pour faire plus que simplement survivre, pour vraiment incarner la monnaie unique des peuples européens, une forme d’intégration politique me semble essentielle: les populations doivent décider de la direction économique de l’Europe, au lieu de se soumettre aux dictats des marchés ou à l’orthodoxie économique. C’est à ce moment-là que l’euro deviendra véritablement notre devise.

Je ne pense pas qu’une telle intégration politique doive prendre la forme des « Etats-Unis d’Europe» ou d’un modèle fédéral au sens traditionnel du terme. L’Etat-nation en tant que forme politique peut se décomposer de plusieurs manières différentes, et nous devons faire preuve d’ouverture d’esprit quant à la façon dont il pourra être remplacé.

Vous affirmez qu’une économie européenne ne peut exister sans une vraie démocratie européenne. Seriez-vous d’accord avec l’idée que le remède au fameux “déficit démocratique” devrait impliquer l’émergence d’un pluralisme politique, et donc peut-être celle de partis politiques européens ?

Maintenir une économie européenne dynamique sans développer une vraie démocratie européenne n’est uniquement possible qu’en montant les peuples les uns contre les autres dans une logique de concurrence. Or les lacunes d’un tel système se manifestent à partir du moment où l’économie apparaît en déséquilibre, et qu’une partie de l’économie doit en soutenir une autre, alors que ces dernières se concurrençaient auparavant.

Le prétexte utilisé jusqu’à récemment était que l’économie européenne (et l’économie en général) se situait en dehors du champ de la politique, qu’il s’agissait de quelque chose d’automatique en lien avec les lois de la nature et qui, à ce titre ne nécessitait pas de contrôle humain. Or ce prétexte a été pulvérisé par les interventions évidentes de la plupart des Etats afin de « soutenir » les économies de leurs pays. Les décisions politiques concernant l’économie européenne sont prises de la même manière que pour toute autre économie, et ces décisions ne sont pas neutres d’un point de vue idéologique – elles correspondent en effet à toute une série de valeurs et de priorités. Même la décision de laisser le marché décider de tout est en soi un choix politique –  on ne peut pas échapper à la politique. Les questions cruciales sont donc celles-ci : qui prend les décisions, quelle est la légitimité de ces personnes, et quelles valeurs promeuvent-elles.

Les décisions concernant l’économie européenne sont des décisions qui touchent au bien commun de tous les Européens. Les institutions dans lesquelles ces décisions sont prises doivent respecter ce bien commun à tous les Européens. Il n’ y a aucune raison de croire que les dirigeants des différents Etats membres sont les mieux placés pour représenter ce bien commun.
Premièrement, si tous les espaces de décision sont délimités de manière nationale, alors personne ne pensera d’abord à ce bien commun européen, mais plutôt à ses propres intérêts qui se posent à court terme d’un point de vue national.
Deuxièmement, la tentation de profiter d’autres nations ou de bénéficier de certains avantages au détriment des autres existera toujours.
Troisièmement, tant que la politique et la réflexion politique seront confinées à une approche nationale, les nouvelles possibilités politiques qui ont émergé au sein d’un espace transnational radicalement modifié resteront invisibles.

Pour toutes ces raisons, j’estime que l’avenir d’une économie européenne vivable pour les Européens et qui soutienne une société européenne décente requiert l’émergence de partis politiques transnationaux. Ces derniers permettraient de porter des visions différentes du bien commun et de les exposer auprès d’institutions démocratiques dotées de pouvoirs décisionnels et qui pourront prendre une décision de manière transparente.

Selon vous, quels sont les défis les plus importants en termes de participation démocratique et d’égalité sociale qui se posent à l’Europe actuellement affaiblie par la crise de la dette ? Comment pourrions-nous surmonter ces obstacles?

Jusqu’à récemment, l’Europe apparaissait comme un espace dont l’incapacité d’imaginer de nouvelles manières de faire de la politique, d’organisations de la société et de nouveaux modes de vie en communauté, était potentiellement catastrophique. Heureusement, la crise économique et des évènements ayant eu lieu ailleurs comme en Afrique du Nord ont sensibilisé les citoyens européens sur la possibilité et le besoin d’une innovation et d’une expérimentation politique. C’est en effet devenu une nécessité pour beaucoup, car rien ne peut être considéré comme acquis: ni la richesse, ni la démocratie, ni la tolérance, ni la solidarité. Néanmoins la plupart des partis politiques restent coincés dans une vision archaïque, totalement déconnectés de ces nouveaux mouvements et incapables d’y prendre part sans passer pour des usurpateurs, étant donné qu’ils ont perdu tout contact qu’ils nourrissaient auparavant avec les éléments constitutifs de la base de notre société. Et pour le moment, les mouvements de citoyens en quête de nouveauté demeurent minoritaires.

Le principal défi qui se présente à la politique, dans cette Europe frappée par la crise de la dette, est celui de réussir à formuler une politique stimulante de façon convaincante et qui ne soit pas superficielle. La seule manière d’y arriver est de construire sur le véritable désir de changement nourris par les citoyens, de s’appuyer sur leurs sentiments d’injustice ou d’indignation, et de démontrer qu’il n’y a pas de limite à ce que les gens peuvent réaliser en travaillant ensemble.

L’Europe et les réussites de l’Union européenne devraient faire partie de cette histoire, malheureusement, le fruit de la coopération est aujourd’hui trop souvent caricaturé comme étant empoisonné. Or, le réel poison, c’est ce mensonge, et le mensonge qui affirme que la politique est une chose impossible à mener en raison des forces trop puissantes qui s’y opposent – c’est exactement ce qui pousse les gens vers les populistes et les réactionnaires.

Comment expliqueriez-vous le fait que pendant la crise, nous avons assisté à la résurgence de stéréotypes populistes qui sèment la discorde ? Par exemple ceux échangés sur les Grecs et les Allemands, à la place de signes de solidarité entre « peuples de l’Europe » ?

On a trop dit aux gens qu’avec l’Europe ils s’enrichiront, suivant ainsi un raisonnement purement économique. Ce raisonnement ne se réduit pas seulement à l’Europe, mais il est à la base d’une logique dominant tous les aspects des sociétés occidentales depuis la seconde guerre mondiale. C’est pour cette raison que le combat à mener est si rude.

Le marché libre et la concurrence non faussée ne sont pas des conditions suffisantes pour créer de la solidarité entre les peuples. Une logique d’intégration économique est une logique de collaboration d’intérêt personnel : aussi longtemps que la participation à la coopération européenne semblait offrir la perspective de la prospérité, le consentement tacite requis qui permettait de renforcer cette coopération était garanti.  Mais à présent que la prospérité semble menacée, les peuples sont en train de réévaluer leurs intérêts personnels. La façon dont la crise de la dette souveraine a été traitée a exacerbé ce raisonnement « économique » : les Grecs devaient visiblement pâtir de la crise et en payer le prix fort ; quant aux  Allemands, ils avaient l’impression qu’on leur demandait de « payer » pour les problèmes d’autres pays dans lesquels ils n’avaient rien à voir : de ce fait, les Grecs comme les Allemands ont eu l’impression de ressortir « perdants » de cette sorte de compétition.

La rationalité d’un acteur sur le marché n’est pas une condition suffisante pour créer une communauté robuste qui soit prête à affronter des défis de manière collective, elle permet simplement de créer une coalition fragile basée sur l’intérêt personnel de ses acteurs, et qui s’effondrera dès que ses acteurs sentiront que leur intérêt se trouve ailleurs. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes, à la fois parmi les indignés dans la rue mais aussi parmi la bourgeoisie qui veille sur ses investissements de capitaux, se posent la question de savoir si leurs véritables intérêts se trouvent dans la continuation de la collaboration européenne.

Pensez-vous que « l’Europe en tant que communauté de peuples » (telle que Jean Monnet l’a imaginé) et pas simplement en tant qu’entité économique ou en tant que coalition d’Etats membres est possible ? Comment cela pourrait-il se construire ?

Je crois que pour les personnes vivant dans cette partie du monde « l’Europe » est sûrement parmi les dernières formes de communauté encore possibles, contrairement à ce que l’on pourrait croire. L’Union Européenne est l’un des rares acteurs politiques qui soit potentiellement assez grand et puissant, dans un contexte de mondialisation, pour permettre véritablement le développement d’une communauté basée sur des valeurs et qui soit ouverte et diverse, et qui permette aussi le développement d’une organisation interne, de la solidarité, du soutien réciproque et de l’invention culturelle. L’alternative consisterait en de très petites communautés locales, hermétiques à tout acteur venu de l’extérieur, et incapables d’agir à une échelle assez grande pour impacter des décisions globales ; elles seraient à la dérive dans une mer rassemblant tous les puissants acteurs de ce monde, Etats et multinationales compris.

Construire une telle communauté européenne nécessitera surtout l’effort concerté des Européens eux-mêmes, comme cela a été le cas au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, où une Union Européenne n’a pas été uniquement créée par des dirigeants politiques et des fonctionnaires, mais aussi par un millier d’actes de bonté et de solidarité menés par les citoyens européens, qui ont alors réalisé que la guerre entre eux n’étaient plus possible. Cette nouvelle révolution et rénovation culturelle doit aller de pair avec un changement profond des institutions de l’Union Européenne.

Sans ignorer l’histoire et la théorie de l’intégration européenne mais en se tournant vers l’avenir, pensez-vous que l’UE en 2015 disons, sera ou devra être significativement différente de celle que nous connaissons aujourd’hui ?

2015 est très proche et la situation en Europe pourrait être bien pire que celle que nous vivons aujourd’hui, étant donné que l’austérité étendue à l’échelle d’un continent affecte de plus en plus de personnes. Les pro-européens, mais aussi toutes les personnes en faveur de la solidarité, de l’ouverture et de l’expérimentation, ont besoin d’être assez courageuses pour préparer une autre Europe à partir de maintenant, à la fois parmi les citoyens mais aussi au sein des institutions : une Europe qui peut résister mais qui peut aussi proposer, une Europe et des citoyens européens qui respectent les droits sociaux et fondamentaux chez eux de la même manière qu’ils les promeuvent à  l’étranger, une Europe qui soutienne des critères de démocratie et d’égalité parmi les plus exigeants chez eux, de la même manière qu’ils les promeuvent à l’extérieur. Nous ne pouvons prédire ce que sera la situation politique dans 3 ou 4 ans, mais nous ne devons pas attendre nos dirigeants pour passer à l’action.