Citoyens invisibles d'une ville aux journées de 24 heures

Les médias ne s'intéressent pas au travail nocturne : pas question pour eux d'en parler. Je me souviens de la fois où j'ai emmené un journaliste de The Economist voir des travailleurs nocturnes roumains : ce journaliste n'a rien trouvé d'autre à leur dire que le gouvernement devrait s'inquiéter de les voir s'installer en aussi grand nombre au Royaume-Uni.
 
Plus de trois millions de Roumains ont quitté leur pays ces trois dernières années. Le gouvernement roumain s'inquiète de la fuite de toute la jeunesse du pays. L'économie nocturne est moins valorisée à Londres que chez eux.
 
D'après l'Observatoire de l'Immigration, 14,4% de la force ouvrière britannique, soit plus de six millions d'individus, sont des immigrés qui vivent à Londres.
 
Leur poids démographique peut difficilement être ignoré ; pourtant c'est bien le cas. Il est important de s'y intéresser davantage et c'est une des raisons pour lesquelles le Laboratoire nocturne cherche à en savoir plus sur eux.
 
Londres est une ville aux journées de 24 heures. Or, pour que les cadres supérieurs puissent jouir de leur train de vie élevé, il faut des gens pour tenir leurs cafés ou laver leur linge. La ville est en ébullition 24h/24 et doit donc tourner aussi pendant la nuit.Qui la fera fonctionner ? Les travailleurs nocturnes !
 
Pour ce qui est du soutien psychologique, cela dépend des personnes. Les jeunes ne reçoivent pas de soutien de leur famille parce que celle-ci est à l'étranger et qu'ils sont venus seuls au Royaume-Uni. J'ai parlé avec un chef d'entreprise dont le père est venu du Nigeria au Royaume-Uni pendant la première vague d'immigration et qui m'a dit : « Moi, ça me convient bien de travailler de nuit : j'emmène mes enfants à l'école en sortant du travail , puis je passe un peu de temps avec ma femme, je dors et je vais chercher mes enfants à l'école. Je travaille quatre nuits par semaine et après chaque congé, c'est très difficile de retourner au travail le lundi. »
 
Ce rythme de vie a aussi des conséquences sur la santé : des études effectuées par la British Medical Association ont montré que les travailleurs nocturnes encourent 5% de plus de risques de crise cardiaque parce qu'ils ne dorment pas assez. Les travailleurs nocturnes ne reçoivent pas de soins médicaux parce qu'ils n'ont pas le temps de prendre rendez-vous chez un médecin et que cela coûte trop cher. S'ils ont besoin de nouveaux avantages sociaux, c'est bien dans ce domaine.
 
Comment parviennent-ils à rester motivés, concentrés, et tout simplement ne pas devenir fous dans de telles conditions ?
 
Travailler la nuit n'est pas naturel. Je l'ai fait et je serai amené à le refaire dans le cadre de mes recherches. Ça a perturbé tout mon organisme, j'étais debout nuit et jour et je n'avais pas le temps de récupérer. J'ai rencontré quelqu'un qui l'a fait pendant un an : dès qu'il a reçu le droit de travailler dans ce pays légalement, il a préféré travailler en journée. Voici ce qu'il m'a dit : « Je n'arrivais plus à faire face, ce rythme de vie est complètement différent et déséquilibré : je commençais à travailler à l'heure où les autres s'arrêtaient et inversement, je n'avais donc pas de vie sociale. »
 
En fait, les travailleurs nocturnes sont prêts à tous les sacrifices pour avoir une vie sociale. Une femme qui garde des enfants la nuit m'a dit : « Il fait faire des sacrifices pour parvenir à ses fins. » Parler avec ses amis était tellement important pour elle qu'elle était prête à prendre quelques heures quotidiennement pour le faire, même après avoir travaillé toute la nuit.
 
« Si je ne prends pas de temps pour mes amis, ils ne se soucieront pas de moi non plus. Mon but, c'est de rester en contact avec eux, alors quand je rentre d'une nuit de travail, je ne vais pas me coucher tout de suite comme je devrais : je leur téléphone. »C'est le seul moyen pour elle de garder contact avec sa communauté. Vous connaissez beaucoup de gens qui, en rentrant du travail, se disent qu'ils vont tout simplement prendre du temps pour leurs amis ? De toutes façons, la plupart n'en ont pas besoin puisqu'en sortant du travail, ils vont retrouver leurs amis au bar !
 
Dans quelle mesure cette situation affecte-t-elle l'attitude des travailleurs nocturnes par rapport aux questions politiques et sociales ?
 
On constate une corrélation entre le fait que les travailleurs nocturnes immigrés sont forcés à ce genre de travail et leur rapport à leur culture d'accueil. Je crois que ces immigrés souffrent de devoir travailler la nuit pour vivre alors que ce travail n'est pas du tout valorisé.Le travail de nuit est en quelque sorte un secteur invisible. Ils me disent que la main d'œuvre autochtones ne veut pas de ce genre de travail parce qu'il est si difficile, ce qui influe évidemment sur leur attitude à l'égard des immigrants, qui se sentent discriminés.
 
Ils se demandent : « Je suis citoyen européen, alors pourquoi suis-je obligé de travailler dans ces conditions? »Ils n'ont pas de vie sociale et ne peuvent pas s'intégrer à leur quartier : c'est comme s'ils étaient invisibles.
 
Suivez les mises à jour à propos du documentaire à paraître Invisible Lives: Romanian Night Workers in London, produit par Tim Marrinan et moi-même, qui sera diffusé le 20 juin 2013 au Centre Culturel Roumain de Londres.
 
Elevé en Roumanie, Iulius-Cezar Macarie travaille pour le Laboratoire nocturne. A partir de septembre 2013, il deviendra chercheur fondamental ‘INTEGRIM’ au Center for Policy Studies tout en poursuivant ses études en doctorat ès sociologie et anthropologie sociale à l'Université d'Europe centrale, à Budapest. Son champ de recherche porte sur le travail nocturne et ses conséquences pour les immigrés à Londres.
 
Le Laboratoire nocturne étudie la vie des personnes qui travaillent, gagnent leur vie, survivent ou sont d'une manière ou d'une autre en lien avec la vie nocturne de la ville, que ce soit faute de mieux ou volontairement, pour profiter de l'obscurité, du calme et du manque de surveillance qu'offrent la nuit. Nous nous intéressons surtout aux personnes qui, contrairement aux noceurs bien connus du grand public, travaillent la nuit dans les rues de manière presque invisible.