Jul 18, 2013
La nuit, les travailleurs immigrés font tourner l’économie
Dans le cadre de notre projet visant à comprendre comment les jeunes parviennent à gagner leur vie, nous sommes partis à la découverte des couches invisibles de la société. Les travailleurs nocturnes immigrés, qui gagnent leur vie pendant que nous dormons ou faisons la fête, constituent un de ces groupes.
Notre interview de Iulius-Cezar Macarie du Laboratoire nocturne nous fait plonger dans l’univers de l’économie nocturne et de ceux qui la font fonctionner (ou lui permettent de continuer à fonctionner ?)
Pourriez-vous nous expliquer quels sont les différents types d’emplois nocturnes ?
D’après l’Enquête sur la population active, il existe trois types d’emplois nocturnes. Les employés en travail posté travaillent soit alternativement le matin, l’après-midi et le soir, soit deux matins, trois après-midis, puis deux soirs. Ces employés ont une courte pause entre leurs périodes de service. Ensuite, il y a les travailleurs nocturnes permanents, qui travaillent pendant douze heures, de 6h du soir à 6h du matin.
C’est là que les problèmes commencent :la loi britannique et européenne sur le temps de travail stipule que les travailleurs nocturnes ne doivent pas travailler plus de huit heures d’affilée. Prenons l’exemple des officiers de police : ils sont très en colère depuis les derniers changement dans leurs horaires de travail parce qu’ils doivent à présent travailler douze heures le week-end, qui est le moment le plus chargé de la semaine. Par conséquent, ils n’ont que le dimanche pour récupérer et dorment toute la journée avant de recommencer à travailler le lundi matin. Cela ne leur convient pas du tout, mais ils sont impuissants. Voilà un exemple de travail nocturne permanent.
Pour ce qui est des travailleurs nocturnes immigrés, la première chose que je constate depuis que j’ai commencé à m’intéresser au travail nocturne en 2011, c’est que la plupart d’entre eux sont mal payés. Quand j’étais à Sozopol, en Bulgarie, j’ai vu que la plupart des travailleurs nocturnes vivent ailleurs dans le pays et viennent travailler sur la côte la nuit. Ils exercent toutes sortes d’activités, par exemple vendre de la nourriture ou travailler dans les hôtels et les bars. Il n’y a pas beaucoup de Sozopoliens parmi eux.
Pourquoi ? Parce que les autres préfèrent un emploi moins bien payé mais pendant la journée ? Ou parce que ces personnes sont davantage disposées à accepter de telles conditions de travail ?
C’est plutôt une question de réseaux : les immigrés originaires des huit pays d’Europe de l’Est qui ont rejoint l’UE en 2004 sont arrivés au Royaume-Uni par l’intermédiaire d’amis ou de membres de leur famille. Souvent, ces immigrés se retrouveront à faire le même travail que leurs contacts déjà sur place,lesquels parleront des nouveaux arrivants à leurs employeurs : « J’ai un ami qui aimerait bien travailler ici aussi. »
Pour les Bulgares et les Roumains, c’est aussi une question d’acceptation puisque des restrictions contre les ressortissants de ces deux pays resteront en place jusqu’en décembre 2013. Je connais des médecins roumains qualifiés qui sont obligés de travailler ici comme nounous. C’est ce qui arrive lorsque des immigrés venus de certains pays sont prêts à faire n’importe quel travail.
J’ai parlé récemment avec un jeune homme qui est employé pour un travail nocturne vraiment pénible : emballer des légumes six jours par semaine de 10h du soir à 11h du matin. Il m’a dit que son travail payait bien :« Je ne paye pas d’impôts, donc ça me laisse plus d’argent, mais malgré ça j’aimerais bien changer pour travailler le jour si seulement c’était possible. »
Après, à Londres, il y a aussi les tireurs de pousse-pousse. Un d’eux m’a dit une fois : « La journée, je fais une maîtrise en administration des entreprises à la LES et la nuit, je suis tireur de pousse-pousse. Pourquoi je fais un tel travail ? Parce qu’un employeur me considérera forcément comme moins compétent et dévoué qu’un Anglais. Comme on ne me donne rien d’autre comme travail j’ai été obligé de devenir tireur de pousse-pousse. Je n’ai pas trouvé de travail de jour qui me permettait de gagner assez d’argent pour payer mon loyer et mes factures, alors je fais quelque chose de compatible avec mes études. En plus, j’ai ma famille qui m’aide aussi.
Y a-t- il des bonus en termes de salaire pour les emplois nocturnes ?
Pas toujours. J’ai déjà mentionné les organismes comme la police que la loi oblige à donner un bonus pour le service nocturne, mais ce n’est pas forcément le cas dans d’autres domaines.
J’ai parlé un jour avec un homme de ménage qui avait un poste de 2h à 9h du matin. Je lui ai demandé s’il était payé plus pour travailler la nuit, mais il m’a répondu : « Non, je touche le salaire minimum. » Cela veut dire qu’il ne touche même pas le « salaire de subsistance » londonien (qui est de 8£55), mais le salaire minimum national (6£19). Je trouve cela indécent.
Vous avez parlé du soutien, psychologique et parfois financier, des familles et des amis. C’est intéressant que vous parliez du salaire de subsistance, il y a eu des campagnes de sensibilisation à certains types d’emplois afin de garantir le salaire de subsistance aux travailleurs de ce secteur.
Ces campagnes sont axées sur la relation entre le personnel de ménage et les clients (par exemple celle de HSBC, qui demande à ses clients : « Voulez-vous que notre personnel de ménage touche un salaire décent ? ») ou les autres employés. Les clients et les employés connaissent le personnel de ménage qu’ils voient pendant la journée, mais le personnel de ménage qui travaille la nuit est moins en contact avec eux et à fortiori avec les médias. Les médias et les associations humanitaires sont-ils conscients du sort des travailleurs nocturnes ?
Les travailleurs nocturnes sont invisibles parce que les médias ne s’intéressent pas à eux. La seule chose que j’aie trouvée, c’est un article d’un journaliste du Guardian sur le film Dirty Pretty Things, qui parle des travailleurs immigrés qui travaillent clandestinement la nuit.
Mes propres recherches m’ont mené à rencontrer un chauffeur de taxi roumain, que des membres de sa famille ont aidé à venir ici. Il vit avec sa famille et il a une petite amie, mais au bout de trois mois de travail nocturne, il a décidé qu’il devait changer parce qu’il n’avait plus de vie. Le travail nocturne n’est pas naturel pour lui et quand je lui ai demandé ce qu’il considérait comme naturel, il m’a répondu : « Un travail où on se lève pour travailler de 7h du matin à 7h du soir. Ça, c’est normal. » Pour lui, travailler de nuit était très difficile, insupportable même.
L’isolation est une autre conséquence du travail nocturne. J’ai parlé avec un employé roumain dans un hôtel, qui m’a dit : « Je me sens si seul parce que je ne vois presque pas mes collègues pendant la journée. Je ne peux pas aller boire un verre avec des amis ou participer aux soirées de Noël parce que je travaille. » Il n’a donc pas de vie sociale, sans compter le fait que puisque la plupart des décisions importantes se prennent en journée, le travail nocturne est considéré comme de moindre importance et il se sent donc dévalorisé par rapport à ses collègues qui travaillent de jour.